Novembre 2019
Délire et création :
Rencontre avec Félicien et la pratique du psychodrame analytique
par Mathilde BONNAUDET, psychologue clinicienne
Ce travail d’écriture a été réalisé dans le cadre d’un mémoire de recherche de fin d’études en Psychologie Clinique spécialisées dans la clinique du sujet, puis présenté et validé par un jury de psychopathologie clinique de l’UCO de l’Université d’Angers.
Aujourd’hui dans ce texte, nous retraçons notre rencontre avec un patient que nous avons suivi pendant plus d’une année aux côtés du psychiatre Dr J-Marc de Logivière qui m’a formé en tant que cothérapeute à la pratique du psychodrame analytique.
Éléments cliniques
Nous appelons ce patient Félicien pour préserver son anonymat. Félicien vient une fois par semaine en séance de psychodrame individuel. C’est un homme d’une quarantaine d’années qui dit avoir vécu pendant plusieurs années des épisodes schizophréniques aux alentours de ses 20 ans. Ces épisodes se présentaient sous forme d’hallucinations auditives, des voix, celles des gens qu’il pouvait croiser dans la rue et sous formes de critiques à son égard. Au quotidien, ces voix sont devenues très envahissantes et angoissantes pour lui, ce qui l’a amené à arrêter ses études aux Beaux-Arts et à être hospitalisé.
Aujourd’hui Félicien va mieux, est moins envahi par ses hallucinations. En séance, il semble apprécier le dispositif du psychodrame. Il est toujours plein d’entrain pour représenter les scènes proposées qui reflètent des situations de sa vie, même si celles-ci peuvent parfois l’incommoder, nous le verrons par la suite.
De nombreuses passions occupent la vie de Félicien : l’écriture, l’architecture, l’art et le théâtre. Pendant les rencontres, il nous fait partager ses questionnements sur les origines du Monde et l’histoire de sa construction par exemple. Au fil des semaines, il chemine dans ses raisonnements, nous fait partager ses hypothèses, ses découvertes et son savoir.
De notre côté, nous cheminons aussi dans notre réflexion clinique et nous nous questionnons sur la manifestation du délire chez ce patient, son évolution et son intérêt pour la création qui prend une place importante dans son quotidien.
Dans ce travail de recherche, nous avons souhaité mieux comprendre le vécu de Félicien, la manière dont il perçoit le monde qui l’entoure et sa place au sein de ce dernier. Nous avons alors tenté de mettre un sens sur ce qui parfois fait non-sens chez lui, par des hypothèses, en nous aidant de lectures cliniques et d’échanges avec des praticiens.
Pour commencer notre travail, nous nous sommes intéressés aux toutes premières années de sa vie, c’est-à-dire à la manière dont il a appréhendé le monde qui l’entoure. Enfant, Félicien aurait été adopté à la suite du suicide de sa mère biologique auquel il aurait assisté (selon son discours). Cette mère qu’il décrit comme une meurtrière, ayant tué de nombreuses personnes de manière barbare, sous les propres yeux de Félicien une nouvelle fois.
La question du délire
Nous l’avons mentionné précédemment, les phénomènes primaires de son délire, soit ses premières hallucinations sont apparues vers l’âge de ses 20 ans au cours de ses études supérieures. Il nomme ses épisodes hallucinatoires cet « autre côté du miroir », Lacan souligne d’ailleurs que le rapport au monde du psychotique est une relation en miroir.
L’hallucination ferait irruption dans le réel, pour Lacan, l’hallucination serait comme une transformation de la réalité. C’est pourquoi, on pourrait supposer que l’hallucination serait une forme de création et que ces voix entendues par Félicien pourraient être le fruit de son imagination.
Néanmoins, ces voix créent chez Félicien un sentiment d’inquiétante étrangeté comme peut le nommer Freud dans un autre contexte. Elles effrayent, angoissent notre patient. Face à l’effroi, elles peuvent même avoir un effet médusant. En effet, ce phénomène lui est étranger et se répète dans le réel. Freud voit dans les hallucinations un retour du refoulé : « Le retour d’un évènement oublié des toutes premières années, de quelque chose que l’enfant a vu ou entendu à une époque où il savait à peine parler. C’est ce qui s’impose maintenant à la conscience, mais probablement de façon déformée et déplacée par l’effet des forces qui s’opposent à un tel retour » (Freud Sigmund, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1998).
Durant sa période de crise, lorsque le délire occupait une place importante dans son quotidien, Félicien a ressenti le besoin de nommer ce qu’il vivait, peut-être pour trouver une réponse face à l’inquiétante étrangeté. Il s’est renseigné sur la question de la folie et a notamment lu Michel Foucault. Il vient alors poser son propre diagnostic et se dit schizophrène depuis ses 23 ans. Il emploie d’ailleurs le terme de « ma schizophrénie » comme si s’approprier sa maladie était une manière pour lui de venir marquer son identité au monde.
Dans cette quête de sens, Félicien vient alors résoudre une énigme, lui qui se questionne sans cesse. En posant l’étiquette du schizophrène, il vient mettre un sens à ce qu’il vit et ainsi diminuer son angoisse face à ses hallucinations.
Félicien constate aller mieux aujourd’hui et ne plus entendre ces voix bien qu’il lui arrive parfois d’entendre des bruits chez lui le soir qu’il pense être des signes de sa mère décédée. Il nomme avoir vécu « sa schizophrénie » pendant cinq ans et demi et qu’elle aurait pris fin à un moment donné.
Néanmoins, nous nous sommes demandé s’il était possible que la majorité de ses hallucinations prennent fin sans évènement spécifique. Maleval précise dans son ouvrage La logique du délire que « parfois enfin la transformation du délire se fait spontanément, sans qu’on puisse en saisir la cause déterminante » (Maleval Jean-Claude, La logique du délire, Paris, Masson, 2000). Nous avons pu cependant constater en séance que certaines hallucinations visuelles pouvaient parfois encore se manifester.
Nous nous sommes alors questionnés sur la fonction du délire chez ce patient. Pour tenter de répondre à notre question, nous nous sommes appuyés sur le cas du président Schreber développé par Freud.
En étudiant ce cas, Freud voit le délire comme une tentative de guérison et de reconstruction jusqu’à même avoir une fonction auto-thérapeutique car le sujet tente de gérer son délire à sa manière en cherchant à résoudre le conflit de son Moi avec le monde extérieur. Freud écrit que : « Dans les délires, la folie est employée comme une pièce qu’on colle là où initialement s’était produite une faille dans la relation du moi au monde extérieur » (Maleval Jean-Claude, La logique du délire, Paris, Masson, 2000, p.95), ainsi c’est comme si Félicien venait réparer quelque chose par son délire.
Au fil des années, son délire a évolué et plusieurs éléments cliniques nous ont amené à penser qu’il pourrait s’agir du délire paraphrénique. La paraphrénie est une évolution logique du délire, comme le souligne Maleval, après la schizophrénie lorsque le délire prend moins de place au quotidien et que les hallucinations sont moins présentes par exemple. Le sujet est en capacité de s’adapter, c’est pourquoi le délire paraphrénique peut passer inaperçu aux yeux de la société.
La place de la création
Durant les rencontres, Félicien partage avec nous ses nombreuses passions, ses points d’accroche qui lui permettent de vivre au sein de la réalité : l’art, l’architecture et l’Histoire principalement. De vastes domaines qui l’amènent ainsi à créer, peindre, dessiner et écrire. C’est sa manière à lui de s’exprimer et de partager avec les autres. Il apprécie nous montrer lors des rencontres ses dessins ou nous faire lire les pièces de théâtre qu’il a imaginé et écrites. Maleval nous dit que par l’écrit, le psychotique cherche à se séparer de l’objet a dont il n’est pas séparé et peut être aussi d’un trop plein de jouissance.
Écrire et donc créer pourrait alors avoir pour fonction de se débarrasser de ce trop-plein de jouissance et d’apaiser ses angoisses comme a pu le faire Antonin Artaud. Cet auteur a souligné qu’écrire avait pour fonction de « canaliser ses épouvantables tempêtes internes » (Maleval Jean-Claude, « Fonction de l’écrit pour le psychotique », in Ligeia, dossier sur l’art, n°13-14, 1994), tempêtes internes qu’a pu vivre Félicien durant ses épisodes hallucinatoires. De plus, la création comme l’écriture peut être pour lui une tentative de marquer son inscription au monde, en laissant une trace de lui tout en répondant à ce besoin primordial de créer.
Outre les pièces de théâtre, Félicien écrit aussi sur l’architecture et son histoire. Il dessine des plans et évalue les mesures de lieux historiques par exemple. Pour Lacan, l’architecture est « comme quelque chose d’organisé autour d’un vide » (Lacan Jacques, L’éthique de la psychanalyse, (1959-1960), Séminaire, livre VII, Paris, Seuil, 1986. p.162), l’acte architectural vient alors habiter ce vide.
De même, notre directrice de mémoire Madame Gaëlle Le Page écrit dans sa thèse que l’architecture permet de délimiter un espace, créer du dehors et du dedans (Le Page Gaëlle, Folie et processus de création, la Gestaltung comme fondement de la création, Thèse de doctorat, Psychologie, Université de Rennes 2, 2017). Par les plans qu’il dessine, Félicien vient alors définir des espaces par des cloisons, des murs et finalement définit d’une certaine manière des limites.
L’orientation du psychodrame analytique
Évoquons maintenant la perspective du psychodrame analytique que nous avons utilisé lors des séances avec Félicien. Le Dr. J-Marc de Logivière lui a fait cette proposition où des mises en scènes représentées peuvent lui permettre de reprendre dans l’après-coup des évènements de sa vie actuelle ou passée. De même, le dispositif du psychodrame peut lui permettre de libérer à la fois une parole et de mettre en mouvement son corps. C’est un lieu où la parole et le corps s’expriment.
Notre rôle de cothérapeute requiert une écoute particulière (analytique) car il faut à la fois écouter le partenaire de jeu (le patient) et réagir en fonction de son discours. Emmanuel de Nonneville souligne qu’il faut « être suffisamment vrai et suffisamment distant à la fois » (Moreno Jacob L. Psychothérapie de groupe et psychodrame, Paris, PUF, 1965) avec le patient. Patrick Delaroche lui parle d’agilité mentale pour être à la fois acteur dans le jeu et analyser, décrypter le fonctionnement psychique du patient dans le jeu.
Le psychodrame peut permettre d’enclencher une dynamique chez Félicien notamment par l’effet de catharsis qui peut se produire. C’est par la libération des affects que le psychodrame prend sens, c’est pourquoi les affects comme l’angoisse, la colère, les peurs sont les moteurs du jeu.
Félicien semble apprécier ce dispositif car il se prête au jeu même si un rôle peut être source d’inconfort pour lui, sentiment qu’il peut verbaliser suite à une scène représentée. De même, il est passionné par le théâtre et on retrouve des similitudes entre le psychodrame et le théâtre car le psychodrame « explore toutes les facettes du théâtre pour atteindre l’effet thérapeutique » (Klein Jean-Pierre, Théâtre et dramathérapie. Paris, PUF, 2015) souligne J.P. Klein.
À côté de la dimension classique de la catharsis, il nous semble que par la relation de confiance que nous avons pu créer avec Félicien, son inconscient s’ouvre à l’autre, à nous les thérapeutes. La parole permet « la mise en acte de la réalité de l’inconscient » (Lacan Jacques, Les quatre concepts fondamentaux, (1964-1965), Séminaire, livre XI, Paris, Éditions du Seuil, 1973) selon Lacan qu’il nomme transfert. Dans son adresse à l’autre et de par notre statut, nous pouvons émettre l’hypothèse que Félicien nous suppose un savoir que lui ne détient pas.
Pour conclure sur notre réflexion clinique, nous avons pu observer chez Félicien l’effet thérapeutique du psychodrame analytique en individuel comme des prises de conscience et davantage d’assurance dans ses relations avec les autres et dans ses points créatifs. Le psychodrame peut être une manière pour lui de poursuivre et de compléter son cheminement thérapeutique.
Mathilde BONNAUDET, psychologue clinicienne.
Décembre 2018
La difficulté d’une cure type ou l’aménagement d’un espace de jeu
« Allez, on va jouer ça », ce qu’il se joue à la première séance
par Les Ateliers de Psychodrame
présenté lors des 5 ème journée d’étude de l’APCOF 2018
Anne-Sophie Bazin, Gwennaëlle Desnos et Delphine Rouyer, Psychologues Cliniciennes, Psychanalystes.
L’exposition qui se tient actuellement au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme s’intitule : “Freud : du regard à l’écoute” ; cela peut faire écho avec le psychodrame : “du regard à la représentation”, ou plus précisément, du regard à la représentation de soi par la mise en jeux et en mots…
“Allez ! on va jouer ça ! “ est proposé à ces personnes qui viennent découvrir ce qu’est le psychodrame, “on vient par curiosité, pour voir”… Voir et écouter ce que les autres ont à dire… jusqu’à ce que ce dire de l’autre fasse écho avec un dire en soi, et là où je venais pour voir, non seulement j’écoute mais je parle. On a là une figure du travail en écho, comme celui-ci peut se tramer au cours d’une séance de cure : l’écho de l’expérience de l’un avec celle de l’autre, et l’écho de l’expérience actuelle avec une expérience passée.
Le psychodrame et la cure analytique ont en commun au niveau de leur démarche : mieux se reconnaître dans son histoire personnelle tout en se sentant plus libre par rapport à elle ; donner au sujet le pouvoir de se décider en fonction d’un jugement qui tienne compte de ses désirs, de ses idéaux et de la réalité (dont font partie les désirs et les idéaux des autres).
Choisir de venir participer à une séance de psychodrame semble répondre dans un premier temps au désir d’expérimenter un vécu cathartique. Les participants seraient en recherche de cette catharsis : “ au psychodrame, on joue du drame, ça va me faire du bien de sortir ça de moi”. En cela, cette demande fréquente dans nos ateliers correspond à la perspective développée par Moreno à savoir que le psychodrame vise plus la délivrance des affects et le changement des attitudes envers autrui que les remaniements économiques et topiques de l’appareil psychique. En ce sens, il est le prototype des psychothérapies actives et des méthodes de formation sous forme de psychothérapies brèves qui se sont développées en grande partie sous l’influence de Moreno. La spontanéité est pour lui un idéal, la décharge émotionnelle un but en soi ayant pour lui plus d’effets thérapeutiques que la mise au travail des significations symboliques sous-jacentes à ce que les patients expriment.
La première séance pour un patient.
A quelle place nous mettent les patients lorsqu’ils arrivent pour une première séance ?
La première séance se révèle parfois tout en résistance, le silence s’installe… Cela provoque chez le meneur de jeu un sentiment d’inconfort. Il faut accepter que rien ne se passe, en apparence. En théorie on attend du clinicien une position d’accueil, d’écoute de la parole du sujet. Dans la pratique, il nous arrive de déroger à cette règle de “neutralité” pour que le “Allez on va jouer ça” puisse advenir… il faut susciter dans un groupe l’envie de se lancer. Cette envie peut naître chez un participant du regard porté sur un autre participant qui expose une question. Il s’agira de s’appuyer sur l’imaginaire avant d’introduire du symbolique.
Parfois on se sent en séance comme un parent qui devrait faire le choix d’un de ses enfants pour partir en balade ! Il arrive, lorsque le silence devient trop pesant (pour qui ?) que le meneur de jeu se saisisse d’un regard et “oui Véronique, vous pensez à quelque chose…” C’est faire un “choix” dans les patients présents (ça me fait penser à Lacan à qui il arrivait de choisir l’un de ses patients dans la salle d’attente, sans tenir compte …), au risque (ou au bénéfice) de susciter l’envie, la jalousie chez les autres participants.
Notre rôle sera, pour que le JE puisse advenir, d’aider à sublimer les résistances. Nous pouvons partir d’un “rien”, d’une toux retenue, d’un regard croisé… et oui parfois c’est par l’écoute du regard que quelque chose peut survenir.
Parfois c’est d’une question anxieuse que peut s’élaborer une scène “ce seront les mêmes personnes la prochaine fois ?”
Parfois c’est la première phrase qui se fera entendre en écho lors d’une scène jouée plus tard dans la séance. Par exemple, une patiente nous dira en tout début de séance « Qu’est-ce que ça veut dire « amener quelque chose ? » (La meneuse de jeu demandait si quelqu’un avait quelque chose à amener…) … la patiente nous dira plus tard dans le jeu « je dois toujours amener quelque chose quand je retourne chez moi en Russie »
La première séance est, bien qu’il ait eu un entretien préalable, souvent source de questions : “de quoi s’agit-il en fait ? vous nous proposez un thème et on joue ?”
L’entretien préliminaire est souvent l’occasion d’exprimer ses peurs vis à vis du regard des autres participants, la peur de mal jouer… cette crainte, en miroir de cette envie de se montrer… le protocole est souvent questionné : “ah bon ça ne dure que 1h30 ? je pensais que serait plus long…”
“ce seront les mêmes personnes la prochaine fois ?”
L’occasion de tester le cadre, sa contenance, et la fiabilité du groupe et des thérapeutes.
Protocole de nos séances.
Afin de partager notre expérience du psychodrame en ville, il nous a semblé que ce qui se joue lors de cette première séance vient dire beaucoup de chose de cette pratique particulière qu’est le psychodrame dans un cadre libéral.
Quel est notre cadre ? Comment les patients arrivent-ils chez nous ?
Nos séances se déroulent à Paris, deux fois par mois.
Deux psychologues animent la séance : un meneur de jeu, et un observateur.
Un collègue psychologue est également présent en tant que co-thérapeute acteur. Il peut également s’agir d’un stagiaire psychologue en formation.
Nous accueillons au maximum 6 patients. Les entrées s’y font toute l’année dans la limite des places disponibles après entretiens avec un des thérapeutes.
Nos groupes proposent un travail individuel en groupe restreint. Les participants sont invités à évoquer et à jouer les scènes de leur histoire, actuelle et ancienne, y compris les rêves. Ces séances s’adressent à des personnes en difficulté dans leur vie, pour qui le psychodrame en groupe peut constituer un soutien et/ou une relance dans leur thérapie en individuel. Les participants sont adressés par leur médecin ou leur psychiatre. D’autres nous ont trouvé sur internet, et viennent, nous disent-ils, “par curiosité”. Un entretien téléphonique est alors proposé avant toute première séance.
Nous recevons également des personnes dont l’engagement professionnel auprès des autres est source de difficultés ; ils sont désireux de mettre cela au travail. Il s’agit souvent d’enseignants, d’éducateurs, d’assistantes sociales…Il peut également s’agir d’étudiants en psychologie ou de jeunes psychologues souhaitant se sensibiliser à la pratique du psychodrame analytique. Ils bénéficient ainsi d’une analyse de leur pratique sur leurs différents lieux de stage ou travail en amenant des cas cliniques mettant à mal leur pratique ou tout le moins faisant question pour eux.
Une séance se déroule de cette manière :
Les patients arrivent, s’installent, nous commençons à l’heure et peuvent arriver en cours de séance les retardataires.
Le meneur de jeu rappelle les règles du psychodrame : ne pas se rencontrer en dehors, respecter la confidentialité, ne pas donner les patronymes afin d’anonymiser les situations. Nous rappelons également qu’il s’agit de faire semblant, que par exemple on ne se touche pas, on ne s’embrasse pas, on fait semblant. Cette dernière règle, viens parfois réveiller chez certains une frustration. La semaine dernière nous recevions une patiente italienne qui a pu nous dire “ah bon on ne se touche pas! j’ai déjà fait du psychodrame, et en Italie on se touche!” . Cette séance a par ailleurs été l’occasion pour chacun d’évoquer son rapport au toucher : une autre patiente, Marie, après 20 ans de psychanalyse, nous dit faire de la “sensitive-gestalt-massage”, du fait de carence maternelles, elle éprouve ce besoin d’être touchée… un autre rebondit : “ah moi c’est le contraire ! j’ai eu trop de câlins dans mon enfance. Pendant longtemps je n’ai plus supporté qu’on me touche !… Un autre participant, Pierre, nous dira : moi je suis venu aujourd’hui avec une question ; voilà, je suis thérapeute psycho-corporel, j’ai fait beaucoup de thérapie par le massage, la médiation du corps je connais ! mais maintenant j’éprouve une difficulté : je suis en manque de parole vraie ! j’ai l’impression que je me suis coupé de la parole, que je ne partage plus de véritable communication avec les gens…
La meneuse de jeu propose une scène à Pierre où il sera question d’une discussion avec une amie à lui. Il sera question de rechercher un cadre où il puisse accéder à plus de communication, là où il se sent davantage dans la dimension du corps et du toucher. Pour interpréter cette amie il choisit Marie, la participante cherchant elle au contraire à se reconnecter avec la dimension du corps par la gestalt.
Elle demande : “mais pourquoi as-tu besoin d’un atelier pour parler ? Dans la vie de tous les jours, tu parles déjà avec plein de monde ?!”
Pierre : dans ma vie, il n’y a pas de communication profonde, intime. J’accompagne les gens là-dedans mais moi personne ne m’accompagne !”
La scène terminée, Pierre se questionne : “qu’est-ce qui me manque là-dedans, dans cette communication quotidienne ?”
Un patient rebondira : “c’est pas parce qu’on parle qu’on dit forcément des choses !” Cette phrase fera beaucoup rire notre patient thérapeute.
L’intervention de Marie, qui se décrit elle-même “complètement à l’opposée” de Pierre, aidera à faire émerger la dimension symbolique. Le symbolique émerge dans cette différence avec l’autre. La sortie
L’illusion imaginaire, son dépassement se traduit par l’émergence d’une opposition symbolique : ici opposition entre deux personnes dans leur manière d’articuler dans le discours la question de corps et du langage.
La dimension symbolique peut émerger également d’un rire, comme nous allons le voir dans la séquence suivante :
Il s’agit d’une séance où la relation à la mère faisait question à plusieurs participantes. Nawel rebondit après les propos d’une participante : “oh pour moi il y a trop de choses par rapport à la mère ! La colère ça me parle ! moi aussi j’étais bisounours”. La patiente s’appuie dans un premier temps sur cette illusion imaginaire “on est pareil” pour ensuite accéder à la dimension symbolique.
J’avais beaucoup de brûlures d’estomac avant. J’avais une envie de détruire. J’ai fait des arts martiaux ça m’a beaucoup aidé ! mais à côté il y a une tristesse qui ne passe pas… Ma mère, elle en veut à la vie ! elle me stresse. Elle a peur de la mort. Alors elle comble tous les vides, elle a le syndrome de Diogène ! Elle fait du woofing (il faut partager l’amour de la mère…). On est dans une ambivalence je t’aime / tu es toxique pour moi… Bien sûr je serai triste plus tard quand elle va mourir… Il faudrait que je sois plus dans le pardon…”
Halima, une autre participante, intervient : “oh le pardon ! ça empêche de se poser des questions ! de toute façon on trahit les siens en n’étant pas comme eux ! tout ça c’est une question de séparation…”
Nawel reprend : “aujourd’hui je suis dans une fermeture, je la teste, je lui en veux…
La meneuse de jeu propose une scène avec la mère et les woofeurs. Nawel ne veut pas jouer son rôle, elle choisit une autre participante qui dans un jeu précédent faisait dire à sa mère “tu crois que tout le monde est comme toi !” et oui, comment sortir de ce marasme imaginaire, comment se différencier de l’autre sans souffrir.
Jeu :
Nawel revient d’un stage avec des enfants sourds… elle rentre chez elle, sa mère l’accueille.
Elle découvre avec stupéfaction qu’un des woofeurs porte ses chaussons !
Les différents personnages s’en sont donnés à cœur joie, faisant de cette scène un véritable vaudeville. Le rire s’est emparé de tous les acteurs et spectateurs.
On quitte la scène. Nawel nous dit “finalement c’est l’humour qui prend le dessus. La joie, je l’aime de tout mon cœur, c’est sûrement défensif cette tristesse, mais ça permet de communiquer, de ne pas être seule…”
Dans cette scène a pu émerger, au travers du rire, une dimension symbolique- joie qui a permis à Nawel de sortir de cet imaginaire- tristesse.
Le passage du récit à la représentation offre une nouvelle version de l’histoire à Nawel, source d’ouverture, d’un nouveau regard sur soi.
Une thérapie qui invite le corps
Le rire : trait d’union corps-psyché
Le rire : La jeune femme et les chaussons
Il est fréquent de rire au psychodrame. De quoi un éclat de rire est-il le signe ? Il peut bien sûr refléter une forme de défense maniaque face à une surcharge libidinale, mais dans le cas précédemment évoqué il est l’indice précieux d’une capacité à jouer. Il signale une mobilité psychique, le relâchement d’une aliénation spéculaire, accueillie comme une délivrance. Il est la trace d’une ouverture au symbolique et d’une subjectivation possible pour le sujet.
Le rire en tant que manifestation corporelle et affective est un trait d’union entre le corps et la psyché. Le psychodrame est donc une forme thérapeutique qui invite le corps sur la scène. Le corps en mouvement dans un cadre contenant permet un accès plus direct aux éprouvés, il est un facteur d’expérience émotionnelle, il permet la mise en évidence, le partage et la perlaboration des émotions activées par la situation. Pris dans la spontanéité du jeu le patient présente de moindres défenses. Cette articulation entre l’acte et l’éprouvé offre un préalable à la potentialité de représentation. Par ailleurs la représentation sera facilitée grâce à l’écart que le sujet va rencontrer entre être soi et se jouer soi-même, entre ce qu’il s’imagine qu’il va jouer et ce qu’il joue réellement.
La psychanalyse est une forme sophistiquée de jeu entre le patient et son thérapeute. La clinique des organisations non névrotiques a mis en échec le dispositif originaire et obligé les psychanalystes à modifier leur cadre thérapeutique. Lorsque le patient n’a pas accès à ce jeu langagier, le psychodrame peut être proposé.
La potentialité de jeu
L’enjeu d’une première séance est de permettre aux patients de dépasser leurs fantasmes sur le psychodrame, d’oser explorer une forme d’expression par l’acte et d’accéder à leur potentialité de jeu.
Fragment clinique d’un psychodrame individuel en groupe :
La séance avait commencé, la thérapeute venait de poser le cadre et le silence se fit.
Mathieu eu cette première phrase défensive « Honneur aux femmes ! ». Léa dit alors “Peut-être qu’on se présente ? J’ai 30 ans, je suis journaliste et je m’intéresse au développement personnel, aux questions existentielles… Pour moi le psychodrame c’est un challenge. C’est un peu difficile, mais je suis curieuse ! ».
Mathieu dit « Moi je suis comédien et je suis juste venu voir le psychodrame de l’intérieur mais je ne pensais pas jouer ».
Le tour de parole se poursuit jusqu’à ce que chacun ait pu dire un mot sur soi. Lorsque la thérapeute demande aux participants s’ils veulent jouer quelque chose le silence s’installe à nouveau.
Léa fini par rompre le silence et met en avant ses craintes de devoir passer au jeu : “ On peut peut- être parler mais pas jouer ? Je suis un peu gênée, un peu timide… je me sens assez vite jugée… J’ai peur du ridicule… ».
La thérapeute propose alors à Léa de venir marcher à ses côtés dans l’espace dédié au jeu. Celle-ci accepte de la suivre. “Il faudrait proposer quelque chose de dramatique ? » demande-t-elle. « Quelque chose de pas très gai ? Je ne me vois pas jouer ma vie… ». La thérapeute lui indique qu’avant de se voir jouer peut-être peut-elle laisser émerger un questionnement ?
Tout en continuant de marcher Léa demande “Des questions sur mes relations ? Sur mon travail ?… Je ne sais pas … J’écris sur les choses dont les gens ne parlent pas forcément. Il y a les faits divers, qui font appel à nos instincts les plus profonds… et puis d’autres événements dont on ne parle pas… ».
Le registre des signifiants est alors lancé, foisonnant, et la dimension du regard passe bien vite au second plan.
A travers ce cas clinique on constate combien la dimension du regard fait en général parti des fantasmes des personnes qui viennent pour la première fois en psychodrame. L’entrée dans le jeu leur permettra de traverser ce fantasme assez rapidement. Ils rencontrent alors un cadre sécurisant, où chacun est invité à nommer son propre ressenti après une scène, habillant ainsi l’objet regard d’une énonciation. Le regard apparait alors dans sa fonction sémaphorique, au sens où il n’est plus objet pulsionnel, potentiellement sonorisé, potentiellement persécutant, mais signe qui porte. Il se fait œil vigilant, opérateur de partage symbolique.
Les patients qui viennent en psychodrame ont souvent pour idée qu’on va leur prêter des rôles préconstruits, comme dans une thérapie clés en main. Ils s’imaginent qu’ils vont se regarder jouer comme s’ils étaient à côté d’eux même dans une forme de mise en scène. Nous les invitons au contraire à jouer pour de vrai ce qui émerge du registre préconscient.
Lorsque le silence s’installe au début d’une séance, et qu’alors une forme d’angoisse semble palpable, angoisse que certains traduiront par « crainte de jouer devant l’autre », nous reconnaissons ce que Freud nomme Hilflosigkeit. Il y a là un vécu de l’ordre de la détresse fondamentale, inhérent à toute tentative de pensée élaboratrice. Le thérapeute doit alors créer un espace de jeu potentiel, un espace intermédiaire où deux vies psychiques pourront se rencontrer en mettant en partage leur jeu corporel.
Aménagements
Nous rencontrons aussi des participants que l’on pourrait qualifier d’états limites, c’est à dire ayant un certain aménagement que l’on ne pourrait pas qualifier de névrotique.
On reconnaît en effet ce type d’aménagement à la lumière de notre ressenti et contre transfert au décours d’une séance, à savoir qu’une agressivité importante est en train de monter et qu’il s’agit pour nous de contenir puis de rediriger à travers le jeu.
À ce moment où une sorte d’auto destructivité primitive est en train de se décharger, l’appuis du groupe et du cadre devient nécessaire et même opérant, faisant effectivement écho avec l’idée que la relation duelle est compliquée pour les sujets en état limite.
Je vais vous parler d’une participante : Soline. Alors qu’il était question de jouer une scène proposée par une autre participante autour d’une relation rivalitaire entre cette participante et une amie qui la lâche pour aller à une soirée, Soline est choisie pour jouer le rôle de l’amie lâcheuse qui fait bien ce qui lui plaît et ne tracasse pas pour notre participante aux prises elle avec sa culpabilité : “elle me saoulait depuis longtemps mais moi je ne pouvais pas la lâcher pour cette soirée”.
Cette scène a fait écho dans le corps de Soline aux prises avec une identification projective. La mise en jeu de son corps a été pour moi qui animait une boussole, sa façon d’habiter son corps tant dans l’investissement du rôle de la “lâcheuse” que dans ce qu’elle a pu en dire dans l’après coup étaient révélateur d’une sorte de violence primitive à l’œuvre dans la relation fusionnelle qu’elle même entretenait avec une amie, accompagnée d’angoisse d’intrusion: “elle me dévorait, je la fuis, j’évite tous les lieux où je peux la croiser, c’est une question de vie ou de mort pour moi”.
Il n’était évidemment pas souhaitable de proposer une scène autour de ce qui se jouait pour elle, là, qui était pour le coup bien au-delà de la rivalité. Mais elle a pu déposer quelque chose de sa rage, de son impuissance, de son désespoir liés à cette perte, confirmant à quel point la qualité dépressive entre un sujet névrotique et un sujet en état limite est différente ; il s’agit d’être attentif à ce rapport à la perte des personnes venant nous voir et à la résonance dans le corps de cette perte à l’instant où ça se joue.
Conclusion : faire résonner cette dimension de la perte…
Nous faisons le constat que les participants ont pour beaucoup un vécu de solitude “réel”.
(Célibat subi, parent isolé, chômage, alcoolisme…)
Ce choix d’une thérapie en groupe viendrait rompre, pour quelques heures, cette solitude.
Certains, nous rencontrant sur la toile, viennent, nous disent-ils, par “curiosité”. (Mais nous ne sommes pas dupes !) La curiosité dans le champ du développement personnel, est une réalité. “Je consomme de la thérapie, influencé par les modes, la mise en lumière par les médias de telle ou telle nouvelle thérapie.” Nous n’échappons évidemment pas à cette “curiosité”. Cette curiosité peut être également entendue comme un désir d’en savoir un peu plus sur soi, dans ce cadre particulier du groupe (ce qui n’est pas rien)
Cette curiosité d’aller se confronter au groupe : Nous pouvons entendre ce désir comme une attente de mettre au travail la relation objectale.
Texte d’Anne-Sophie Bazin, Gwennaëlle Desnos et Delphine Rouyer, Psychologues Cliniciennes, Psychanalystes.
Comment préserver cet espace d’humanité en soi, pour créer l’humanité de demain ?
Entre chaos et création, entre mouvement de vie et poésie du mouvement, le yoga en thérapie.
Evelyne Guérin, Psychothérapeute et Enseignante de Yoga
Intervention au
Colloque international
du Syndicat des Psychothérapeutes et Psychanalystes du Liban
« L’horreur au cœur de l’humain »
Beyrouth – 20 mai 2017
Comment préserver cet espace d’humanité en soi, pour créer l’humanité de demain ?
Entre chaos et création, entre mouvement de vie et poésie du mouvement, le yoga en thérapie.
Résumé –
La résonance du trauma crée un chaos désorganisateur où même le murmure des mots ne trouve plus de voie pour se dire.
Le yoga, reliant le corps, l’âme et le cœur, ouvre un espace où le souffle devient portée et le geste, écriture.
Peut ainsi se recréer un espace d’humanité en soi, ce que nous nommerons : mouvement poétique de l’être.
How can we preserve an inner space for humanity, in order to create tomorrow’s humanity?
Between chaos and creation, between the movement of life and the poetry of movement, yoga as a therapy emerges.
Summary –
The resonance of trauma creates a disorganizing chaos in which even the murmur of words can no longer find its way to enunciation.
Yoga, which links body, soul and heart, opens up a space where the power of breathing transforms into a reach, and the movement into an act of writing.
In this manner, a space for humanity can revive in ourselves. We shall call it « the poetic movement of being ».
Que reste-t-il ?
Que reste-t-il, quand l’horreur traverse le cœur de l’humain ?
Le sujet est vaste, universel et à la fois, singulier.
Nous ne pourrons, bien évidemment et que très modestement, en partager quelques points, mais peut être ouvrir notre regard, comme l’écrit Belinda Cannone : «(…) il faut faire la part de l’ombre sans négliger celle de la lumière. »(1)
En effet, comment rester vivant, parce que vivre et être vivant sont deux choses différentes, comment rester vivant après un trauma quel qu’il soit ?
Comment rester humain, préserver cet espace d’humanité en soi, espace dont nous avons la responsabilité de transmission, pour l’humanité de demain ?
A ces questions, nous tenterons ces quelques ouvertures :
. sans aucun doute quand nous rencontrons l’humanité en l’autre, dans la relation, et entre autre dans la relation thérapeutique qui nous occupe plus particulièrement ici ;
. quand nous faisons également l’expérience de médiations, passerelles pour relier les rives intérieures éclatées de ceux qui vivent des traumas.
Le yoga en est une, parmi bien d’autres, et c’est celle que je propose avec la psychothérapie analytique ;
. j’oserai aussi évoquer, la douceur ; pas la douceur « doucereuse »,mais la douceur que soutient le vivant abîmé par la violence et la barbarie,
. j’évoquerai aussi le poétique ;
En effet, l’horreur ne peut se dire dans les mots du réel.
Il est besoin d’un espace, de temps, d’un autre regard, de passeurs, ce que sont les poètes, nous dit René Char. (2)
Je citai la relation thérapeutique comme humanisante, ou ré-humanisante.
Elle est, en effet, le lieu d’une altérité qui écoute et qui entend ;
qui soutient, entre présence et bienveillance, entre silence et mots, où l’un et l’autre se font contenants, socle, appuis pour permettre une verticalisation de l’Etre et un nouvel élan, où le désir retrouve un mouvement.
La psychothérapie, comme nous le rappelle son étymologie grecque, thérapeia et psykhé, est le soin de l’âme.
Ame dans le sens que lui donne François Cheng, c’est à dire l’unicité de chaque être dans la triade corps âme esprit.
« A l’âme la résonnance, à l’esprit le raisonnement », nous dit-il.
Ame que François Cheng, dans son dernier livre, je le cite : nous »invite à retrouver, et à repenser comme une tâche nécessaire et urgente. » (3)
Aujourd’hui, l’effacement ou l’oubli de l’âme ne restreint-il pas notre humanité ?
Prendre soin de l’âme, c’est prendre soin de ce souffle auquel toutes les Traditions se réfèrent.
Et le souffle est au cœur de la pratique du yoga (Prâna) : celui qui fait vivre, au sens physiologique, celui qui anime, au sens d’âme, celui qui éveille à la conscience d’être, au sens poétique.
Il y a plusieurs entrées pour aller vers le yoga.
D’une recherche de mieux être, qui s’exprime dans « faire du yoga » jusqu’à la prise de conscience d’être en yoga.
En effet, le yoga sorti de son contexte philosophique est une simple gymnastique.
Le yoga, c’est d’abord un point de vue, darshana en sanskrit, une façon de voir le monde, une façon d’être au monde, ce qui implique une éthique.
Que nous dit cette philosophie ?
Le yoga vise à réduire l’impact des souffrances inhérentes à l’humain et à éveiller un état de conscience plus large que soi-même.
Il nous relie à notre nature profonde que je mets en relation avec ce que Yves Bonnefoy appelle « l’Arrière pays » (4) ;
C’est-à-dire le fond, ce qui est au plus profond de soi, au-delà de soi ;
comme le mets en relief aussi la peinture chinoise où le personnage incarné n’est qu’un trait dans une nature qui prend tout l’espace du tableau.
Alors, là où la psychothérapie analytique nous invite à la libre association des idées, le yoga nous invite à la libre articulation des mouvements du corps.
Dans l’appui de la parole, le sujet retrouve ses contours d’humanité ;
dans la pratique du yoga, s’ouvre ainsi un espace intérieur où le geste porté par le souffle devient écriture de soi. Et là, je fais aussi référence au travail de Christiane Berthelet Lorelle, psychanalyste et professeur de yoga. (5)
L’un et l’autre sont des mises en mouvement et nous placent dans un lieu où la vibration du vivant peut être recontactée.
Bien sûr, cela ne se fait pas sans résistance.
Pour illustrer cette démarche, je lirais le témoignage d’une femme, avec son accord, qui a mené un travail en thérapie et en yoga.
« Au début était le silence. Jeune femme, petit chose mutique sans incarnation, carapace béton sans respiration, la seule pensée du souffle était souffrance, peur panique de la désintégration à la moindre émotion, au moindre souffle.
Dans les premières séances, ni le mot, ni le souffle ne purent trouver leur voie, seuls deux cœurs battants dans une rencontre.
Au début était le silence. Silence respecté devenu peu à peu enveloppant dans ce face à face thérapeutique. Quelques mots, puis quelques phrases et quelques respirations.
Puis la confiance qui amène petit à petit à l’élaboration de l’idée possible d’un travail autour du corps, ce corps nié, oublié, inexistant.
Le souffle accompagné du mouvement fait lien entre les différentes parties du corps pour retrouver unité et vie, il y a alors renaissance.
Peut ensuite s’élaborer le lien entre vécu corporel et émotion. Cette émotion qui ne pouvait être ressentie, prend corps, donc vie et peut se dire. Les mots peuvent venir sans crainte de faire disparaître cette nouvelle incarnation. Le cœur est là sain et sauf après expression de l’émotion, et l’âme grandit.
Les mots dans ce corps de nouveau habité aident à mettre petit à petit de l’ordre et de la justesse dans le ressenti, l’intensité et la temporalité des évènements traumatisants.
Dans ce corps, ce cœur et cette âme il est alors fait place : l’ici et maintenant peut surgir et l’humanité exister.
Il est fait de nouveau place à l’Amour qui ouvre le champ des possibles, promesse d’une vie corporelle, émotionnelle et spirituelle plus harmonieuse et épanouie.
Aujourd’hui je suis en vie, et non plus en survie. »
A la suite de ce témoignage, j’introduirai ce qui soutient aussi ces mouvements : la douceur.
Anne Dufourmantelle, Psychanalyste et Essayiste, dans son livre Puissance de la douceur, écrit :
« la douceur est ce qui retourne l’effraction traumatique en création…Elle porte la responsabilité du vivant. Sans douceur, pas d’être au monde humain. Aucune traduction possible autre que violente. »(6)
Elle ajoute : « …la douceur est l’une des conditions (d’une) reconstruction » (7)
Il me semble en effet, et de par l’expérience dans mon travail, qu’il s’agit de la douceur avec soi-même quand le mouvement résiste, de la douceur dans la fermeté du lien transférentiel et dans l’accueil de ce qui est.
Dans ces mouvements de part et d’autre d’engagement, il y a l’émergence d’une renaissance, nous dit cette femme dans son témoignage.
Jean Onimus dans son essai « Qu’est-ce que le poétique ?» interroge :
« cette naissance à une autre vie, n’est-ce pas le symptôme du poétique ? »(8)
Le poétique est création et restauration d’un lien au monde.
Le poétique, c’est le déploiement de l’intime dans sa rencontre avec le monde, qu’elle soit tragique ou heureuse ; c’est le déploiement du sentiment d’exister, d’exister à nouveau, d’ouvrir un autre regard, et « la poésie n’attend que notre regard » écrit Andrée Chedid (9).
Pour conclure ce propos, je citerai les mots d’un autre poète, Philippe Jaccottet :
« (…) quand il s’agit de répondre à cette question presque désespérée : « que reste-t-il ? », on voudrait que la réponse ait autant d’éclat, si l’on ose dire, que les catastrophes qui ont conduit à la poser : de la sorte, une espèce d’équilibre se rétablirait, une espérance aussi violente que l’avait été l’accablement resurgirait… »(10)
Laissons resurgir une espérance, dans un souffle d’humanité.
Evelyne Guérin
Notes
1 – Belinda Cannone, S’émerveiller, Stock, 2017, p.24
2 – René Char, Poèmes et prose choisis, cité par Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique ?, Poésis, 2017, p.169
3 – François Cheng, de l’Ame, Albin Michel, 2016, p.24
4 – Yves Bonnefoy, l’Arrière pays, Poésie-Gallimard, 2005
5 – Christiane Berthelet Lorelle, De l’un à l’autre, Spiritualité du yoga et psychanalyse, Liber, 2007
6 – Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Payot, 2013, p. 81, p.119
7 – Anne Dufourmantelle, ib. P.119
8 – Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique, 2017, p.157
9 – Andrée Chedid, Terre et poésie, G.l.m., 1956
10 – Philippe Jaccottet, Une transaction secrète, Poésie-Gallimard, 2015, p.336
De la recherche du rythme perdu au rythme retrouvé, en psychodrame analytique
De la naissance de Gargantua à la naissance de L’HTA
J-Marc de Logivière*, psychiatre, psychanalyste, psychodramatiste.
Intervention samedi 20 mai 2017
à Beyrouth dans
le Colloque international du Syndicat des Psychothérapeutes et Psychanalystes du Liban
« L’horreur au cœur de l’humain. »
« Einstein : Le problème aujourd’hui, ce n’est pas l’énergie atomique, c’est le cœur des hommes. »
La trahison d’Einstein, Éric Emmanuel Schmitt, Ed. Albin Michel 2014
« La science manipule les choses et renonce à les habiter. »
L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty, Folio Gallimard 2015
Je me souviens d’une émotion partagée avec Fouad Norah. Nous assistions dans une salle parisienne à l’avant-première du film « The lebanes rocket society ». Ce documentaire rend hommage aux scientifiques étudiants et enseignants dans une université à Beyrouth, qui dans les années 60, ont déployé des fusées, à visée pacifique, de conquête spatiale. L’émotion partagée ne venait-elle pas du rappel dans la mémoire du Liban de ce moment fabuleux et oublié ?
Si ce souvenir porte à rêver, il est d’autres façons de vivre l’espace. L’espace peut être fragile, difficile à conquérir : espace du dire, dans ce qui s’entend. Notre question sera de savoir comment, non pas conquérir l’espace, mais comment contribuer à reconquérir l’espace du dire quand il s’absente dans le territoire médical du discours de la science.
A partir d’un constat inattendu, de baisse d’hypertensions artérielles (HTA) dites essentielles, et parfois de guérison de ces hypertensions chez certains analysants, nous nous sommes penchés sur ce mystérieux symptôme l’HTA, appelé maladie et reconnue première maladie chronique mondiale. Afin de restituer le contexte de notre surprise, rappelons la demande de départ de ces analysants. Ces trois analysants avaient pris un premier rendez-vous dans la tempête d’un burn out ; L’HTA dont ils étaient porteurs, ils n’en parlaient pas ; elle relevait d’un traitement médicamenteux de la médecine organique. Et, soudain, cette HTA, qu’ils traînaient souvent depuis des années, disparut. Qu’avions-nous proposé ? A une prise en charge analytique individuelle, nous associons, pour faire surgir un rythme évitant souvent une hospitalisation, une participation à un atelier de psychodrame, de la méditation venant du yoga et une relaxation.
Certains burn out ont une évolution très complexe, incertaine. Les trois cas dont il est question ici ont présenté une évolution favorable et si nous n’évoquons pas les devenirs de chacun, c’est pour insister sur notre étonnement. Comment est-il advenu, qu’à notre insu, nous ayons répondu à une facette du réel animée d’ordinaire par le discours de la science, en modifiant la donne de plusieurs hypertensions artérielles ?
Avec l’opisthotonos, cher à Charcot, contracture généralisée du corps, l’actuelle HTA essentielle, vasoconstriction, micro-contracture des artérioles périphériques ne participerait-elle pas d’une même aventure, plus discrète, une somatisation de l’angoisse ? La souffrance liée à cette angoisse passée dans le corps sollicitait le regard du maître, et, Charcot présentait à la Salpêtrière, à la fin du XIX siècle, dans les filets de son regard, sa prise : la mise en tension du corps de l’autre livré à une contracture partielle ou globale.
La question posée au maître des questions du cœur, le cardiologue aujourd’hui, reçoit une réponse classique d’une médecine attachée à la chaire du corps. Là où l’entre deux, Professeur Charcot – patient, donnait à voir la tension extériorisée d’un corps, l’entre deux actuel, cardiologue-patient passe par l’oreille pour féconder la médecine d’une nomination et accoucher de l’hypertension artérielle essentielle. Accouchement qui en rappelle un autre : l’arrivée sur la scène du monde de Gargantua. Gargamelle n’accouche-t-elle pas de Gargantua par l’oreille au chapitre VI du livre de Gargantua ? François Rabelais, médecin et écrivain, multiplie à cette occasion la profusion du vocabulaire médical.
Ce nouvel entre deux, cardiologue-patient, pourrait se mettre en mots, coté patient : écoutez-moi, docteur ; et, si vous ne pouvez m’entendre, écoutez au moins mon chiffre, ce battement de ma tension, entre systole et diastole. Quand la tension monte, la sensibilité du stéthoscope médical capte l’amplitude des battements ; puis l’audible fait retour vers le regard, par l’imagerie de la chaire du cœur : ECG, IRM, etc…
La réponse médicamenteuse suit le ciblage de l’écoute par le stéthoscope, puis du regard avec l’imagerie médicale. Des produits fiables réduisent l’HTA dite secondaire, secondaire à une autre maladie (l’HTA dite secondaire représente 10/100 de l’ensemble des HTA). L’extension d’usage de ces médicaments à HTA essentielle, sans cause organique, se comprend aisément, au nom d’un certain pragmatisme : pourquoi pas continuer, ces comprimés fonctionnent !
Or, chaque cardiologue n’est pas sans connaitre, au moins, une hypertension tenace évanouie inexplicablement à la suite d’un changement de travail ou en début de retraite. Il n’en fait pas une source de savoir. Devrions-nous rester, quand les conditions extérieures ne se modifient pas, sans tirer des conséquences de la contribution d’un travail plurifocal associant psychodrame, psychothérapie analytique individuelle, yoga-méditation, relaxation à la réduction de ces chiffres tensionnelles ? À l’appel freudienne, « Là où c’était, deviens. », le choix scientiste, dérive du discours de la science, fait une offre sérieuse : « Là où c’était, tais-toi, la science t’écoute, te regarde !». Offre sérieuse touchant 10 millions de personnes dans l’hexagone, étiquetés et traités pour hypertensions dites essentielles. Le canal historique de l’écoute au tuyau stéréoscopique fait bien histoire. Mais, ne serions-nous pas passés avec l’HTA essentielle de la fiction de Jules Romains, Knock, à l’histoire comprimé(e)?
Le souffle ici ventral dans le yoga-méditation restaure l’unité de l’être. La relaxation, orientée elle aussi vers la méditation, en son temps lumière chaleur provoque ponctuellement une baisse de tension. Le psychodrame analytique et les entretiens individuels nous semblent contribuer à repenser, en acte, la construction du symptôme là où l’histoire s’était absentée. Il existe un transfert en travail individuel et un autre transfert diffracté par le prisme du psychodrame ; lors de l’analyse de ces transferts, se réinscrivent, comme un feuilletage enfin décollé, les places toujours à réactualiser de désirant, désiré, désirable.
Nous souscrivons à la proposition de Jean- Michel Vivès (1) « La possibilité de se reconnaitre concerné par son symptôme est sans doute un des éléments les plus importants permettant de s’engager dans le traitement. »
Et, dans la situation actuelle, cette possibilité de se reconnaitre concerné est venue dans l’après coup où s’estompe le symptôme. Reste à tenir le cap pour permettre à l’analysant de perdurer dans cette réponse à partir d’une autre place subjective. Si nous proposons, face à la gravité de certaines situations pour éviter une hospitalisation, une thérapie plurifocale, c’est, sans doute, que le parallèle avec Charcot reste bancal. Le mystère de l’hypertension croise la question de la névrose de conversion et en dépasse les enjeux, si nous restons attentifs à une réponse au réel en question. Qu’apporte ce rythme soutenu de nos différentes approches ? Allons-nous prendre en charge ces 10 millions de personnes parquées dans les territoires cloisonnés du regard médical captivant à défaut de battre ?
Notre proposition de travail signale une direction possible. Elle permet de songer à transformer une cloison en pont, comme argumente J-Pierre Vernant (2). Passer ce pont ouvre le lieu d’une clinique où l’attention portée à l’endroit où s’origine sa parole retrouve une valeur. Et, lorsque l’instauration d’un traitement antihypertenseur s’impose, cette ouverture permet une attitude plus réfléchie. Une attitude qui porte à se souvenir de la problématique évoquée par Jacques Lacan (3) dans son dialogue avec des médecins du Collège de Médecine : « Quand le malade est envoyé au médecin ou quand il l’aborde, ne dites pas qu’il en attend purement et simplement la guérison. Il met le médecin à l’épreuve de le sortir de sa condition de malade ce qui est tout à fait différent, car ceci peut impliquer qu’il est tout à fait attaché à l’idée de la conserver. Il vient parfois nous demander de l’authentifier comme malade, dans bien d’autres cas il vient, de la façon la plus manifeste, vous demander de le préserver dans sa maladie, de le traiter de la façon qui lui convient à lui, celle qui lui permettra de continuer d’être un malade bien installé dans sa maladie. »
Que donne l’apport spécifique du psychodrame dans ce travail plurifocal ? A côté des enjeux de transferts, dans la métamorphose du récit en jeu et avec la réception de ce jeu par chaque participant, la clinique psychodramatique ne nous amènerait-elle pas à questionner les deux formes de refoulement mises à jour par Freud, à partir de l’hypothèse d’une troisième ?
Il y a le refoulement mis en acte ou en mots, humblement dans les ratés de la vie quotidienne. Il y a le refoulement primordial qui tient souvent la main dans le rêve avec le signifiant de haute valeur psychique mis en relief, après Freud, par Alain Didier-Weill (4) signifiant qui nous tiraille, nous sidère puis, nous étonne dans son approche du mystère de l’être. La clinique du psychodrame analytique nous invite-t-elle pas à prendre en considération un troisième retour d’un savoir, étonnamment vivant ?
Nous le nommerons événement transgénérationnel. Secret de famille ? Pourquoi pas. Mais, peut-être surtout et simplement un silence, un blanc, une absence de mise en récit appelant moins au dévoilement qu’à la caresse du récit. Cette caresse du récit construit et représenté dans le jeu d’un autre, source d’une puissance évocatrice pour chaque participant dans un psychodrame analytique, offre une autre tension au passé, présent, avenir et réchauffe des paroles gelées. Avec les paroles gelées nous retrouvons là le sillage de Rabelais ; écoutons, à la suite de la visite à l’île des Papimanes, dans le Quart Livre : « Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient, comme neiges, & les oyons realement(…)& disoyt que c’estoient vocables du hourt & hannissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque… »
Avec la mise au travail de ces enjeux de mémoire, récits d’histoires, épreuves transgénérationnels, le temps trouve une autre place. Deux versions du temps s’affrontent alors : le renoncement possible à être pressé pour compter autrement qu’avec l’horloge. Éventuellement se hâter, lentement, en donnant de sa présence pour recevoir, ressentir la présence de l’autre, et en soi vivre l’effacement possible d’un temps pour qu’un nouveau surgisse.
Où commence l’horreur ? Une dimension de l’horreur au cœur de l’humain ne serait-elle pas liée à une représentation impossible d’une histoire, en raison d’un étrange nouage où, une croyance à l’évidence d’une maladie reconnue, n’interroge plus le mystère du cœur battant éclairé par François Cheng (5) quand l’œil devient ouvert. Le jeu en psychodrame, bordé par le rêve et le rire ne faciliterait-il pas ce franchissement ? Le jeu en psychodrame se partage, comme le rire dans la vie. Alors, « il y a une reddition de la raison » remarque Anne Dufourmantelle (6) ainsi éclairée : « A un certain moment, l’intelligence rend les armes et c’est le corps qui se saisit du rire. »
Réveiller l’espace du corps, à l’interface médecine-psychanalyse ne serait-ce pas une occasion de restituer l’autorité du psychanalyste et du psychothérapeute ?
J-Marc de Logivière
Résumé
Il y a une guerre silencieuse, invisible avec ce paradoxe : invisible, elle donne à voir en excès. Cette guerre est celle livrée par le progrès de la science, dans sa facette d’œil regardant notre corps, son intérieur.
Cette dimension du discours de la science -œil regardant- pousse l’être parlant au silence, version trauma. Il se crée ainsi un envahissement par la médecine somatique de ce qui revient au corps parlant, désirant, s’il est écouté et entendu.
Nous verrons comment le rythme du psychodrame, en lien avec un travail analytique individuel, la méditation venue du yoga et la relaxation analytique, répond à ce discours de la science, avec comme exemple un autre traitement possible de l’hypertension artérielle essentielle (en France 10 000 000 de personnes).
Comment l’histoire singulière peut répondre à l’histoire comprimé(e) ?
1 Vivès Jean-Michel in Trois approches de soins psychiatriques en dialogue : TTC, EMDR et Psychanalyse, Jérôme Palazzolo, André Quadéri, Jean-Michel Vivès, Coll. Psycho clinique, Ed. Connaissances et Savoirs, 2016.
2 Vernant Jean- Pierre, La traversée des frontières, Coll. La librairie du XXI Siècle dirigée par Maurice Olender, Ed. Seuil, 2004
3 Lacan Jacques, La place de la psychanalyse dans la médecine, dialogue avec des médecins du Collège de Médecine 1966, texte présent sur le site de L’Ecole Lacanienne de psychanalyse et sur le site de Patrick Valas.
4 Didier-Weill Alain, Qu’est-ce que le surmoi ? Recherche clinique et théorique, Coll. Point hors ligne, Ed. Erès 2016.
5 François Cheng, Œil ouvert, cœur battant, Ed. Desclée De Brouwer, collection Poche, 2016.
6 Dufourmantelle Anne, Éloge de risque, Ed. Payot, 2011
7 Maalouf Amin, Les désorientés, Éditeur : Grasset, 2012 : « On parle souvent de l’enchantement des livres. On ne dit pas assez qu’il est double. Il y a l’enchantement de les lire, et il y a celui d’en parler. Tout le charme d’un Borges, c’est qu’on lit les histoires contées tout en rêvant d’autres livres encore, inventés, rêvés, fantasmagoriques. Et l’on a, l’espace de quelques pages, les deux enchantements à la fois.
(…) Tu es avec une étrangère, elle te demande ce que tu es en train de lire, ou bien c’est toi qui le lui demande, et si vous appartenez l’un et l’autre à l’univers de ceux qui lisent, vous êtes déjà sur le point d’entrer, la main dans la main, dans un paradis partagé. Un livre appelant l’autre, vous connaîtrez ensemble des exploits, des émotions, des idées, des styles, des espérances. »
* Site psychodrame-analytique.fr
Clément GIFFARD, enseignant et psychodramatiste, été 2016.
Voici une traduction d’un des derniers textes du Petit Hans devenu Herbert Graf par Clément Giffard
C’est comme introduction, en 1972, à son livre Opera for the people qu’Herbert Graf produit ce texte sur le déploiement possible de l’opéra.
Opera For The People
by Herbert Graf
With a new introduction by the author
Di Capo Press – New York – 1973
Introduction
Lors du printemps de l’année 1956, l’auteur du présent ouvrage comptait parmi les passagers d’une tournée en avion de dix jours dans plusieurs villes d’Europe. À ses côtés figuraient John D. Rockefeller, troisième du nom, l’architecte new-yorkais Wallace K. Harrison, le président de la Metropolitan Opera Association Anthony A. Bliss, et l’allemand Walther Unruh, expert en techniques scénographiques. Cette excursion avait pour but de récolter les dernières connaissances des salles de concert et d’opéra européennes en matière de standards de production, en vue de préparer un nouveau et ambitieux projet : la construction à New-York d’un centre pour les Arts de la Scène.
Trois années plus tard, le président Eisenhower donnait son aval à l’édification du Lincoln Center, et à l’automne 1962, le concert inauguratif du premier bâtiment de ce grand complexe était donné dans le Philarmonic Hall. Au printemps 1964, ce fût au tour du New York State Theatre — dont le but était d’acceuillir ballets et opérettes — d’être livré, et peu de temps après suivit l’ouverture du Vivianne Beaumont Drama Repertory Theatre. Mais 1966 fut la grande année de l’opéra : en février, le New York City Opera emmenégea dans ses nouveaux quartiers du New York State Theatre après avoir résidé vingt-deux années dans un bâtiment d’appoint. En septembre, le Metropolitan Opera ouvrit les portes de ses somptueux locaux avec la production pharaonique d’un nouvel opéra composé par l’américain Samuel Barber. Avec l’ajout d’une bibliothèque-musée, et la livraison des nouveaux bâtiments du Juilliard School of Music, le gigantesque centre d’art devenait réalité.
Le Lincoln Center for the Performing Arts constituait un symbole du développement culturel de la nation, et, en particulier, de l’importance croissante de l’opéra dans la vie des américains. Des projets similaires lui ont par la suite emboîté le pas : le Music Center de Los Angeles, le Jesse H. Jones Hall of Performing Arts de Houston, et, de l’autre côté de la frontière avec le Canada, la Salle Wilfred Pelletier de la Place des Arts de Montréal. Les universités, championnes en devenir du développement de l’opéra aux États-Unis, ne se sont pas fait attendre. Le Grady Gammage Auditorium de l’Arizona State University, le Clowes Memorial Hall de la Butler University d’Indianapolis —terreau d’origine de la Metropolitan Opera National Company— devinrent autant de nouveaux foyers pour l’opéra. L’université d’Indiana construisit une nouvelle salle sur son campus de Bloomington dans le but d’héberger le programme d’enseignement de l’opéra alors en pleine essor dans son école de Musique. Enfin, la nation toute entière put assister à l’achèvement du projet du John F. Kennedy Center for the Performing Arts de la ville de Washington.
Ces nouvelles salles de spectacles étaient rendues nécéssaires par la croissance de tous les types d’opéra : « le grand opéra » de style européen traditionnel, tel qu’il était mis en scène au Metropolitan de New York, ou à San Fransisco et Chicago. L’opéra américain collectif, tel que pratiqué au New York City Opera, et par des compagnies de Boston, Washington, la Nouvelle Orléans, Pittsburgh, Dallas, Houston, Fort Worth et Seattle ; les compagnies en tournée, comme celles du Goldovsky’s Opera Theatre ; les festivals d’opéra comme ceux qui étaient montés à Santa Fé, Nouveau-Mexique, et à Central City, dans le Colorado ; et enfin les genres divers et variés d’opéras pratiqués dans les facultés et les universités américaines.
Les enquêtes —tout particulièrement celles qui étaient publiées chaque année par Frank Merkling dans Opera News, le magazine de la Metropolitan Opera Guild— montrent que le nombre de structures montant des opéras sur le sol américain est passé de trois cent quatre-vingt-six au cours des douze mois précédant le 15 Octobre 1953 à un record de sept cent quatre-vingt-quinze dix ans plus tard. Le nombre de représentations par année s’éleva jusqu’à quatre mille, et elles mettaient en scène trois cent trente œuvres différentes. Environt la moitié de chacune de ces valeurs a trait à la mise en scène d’oeuvres du répertoire standard moderne. Ajoutons que le nombre de facultés mettant en scène des opéras s’élevait à deux cent quarante au cours de cette période.
Alors que cette « explosion » de l’opéra atteste de l’intérêt croissant des américains pour ce genre, elle impose conjointement une analyse en profondeur de la nature des productions aujourd’hui à l’œuvre et des possibilités d’évolution de l’opéra. Premièrement, commençons par reconnaître que dans le domaine du « grand opéra » s’inscrivant dans le modèle européen, seul le Metropolitan Opera, en raison du prestige et des soutiens financiers uniques dont il jouit, a pu étendre son activité de manière significative. Grâce à l’allongement de sa haute-saison et l’ajout d’une programmation d’été au Lewisohn Stadium ainsi qu’à Newport, Rhode Island, c’est la seule compagnie d’opéra américaine qui garantit à ses employés un revenu sur tout l’année. La ville de San Fransisco a bien ajouté une saison de printemps consacrée aux jeunes artistes, et a par ailleurs enrichi son répertoire et revu à la hausse l’échelle de ses productions, mais sa saison normale est toujours limitée à dix semaines, tandis que le Chicago’s Lyric Opera a lui été contraint d’annuler tout à fait la saison 1967-68. De la même manière, il est impossible de prédire une existence durable aux autres grandes compagnies d’opéras , comme celles de Philadelphie, Cincinnati et Miami, qui empruntent au style européen de l’opéra sans pour autant profiter de subventions équivalentes à celles qui sont versées en Europe.
Les tentatives de créations d’opéras collectifs qui ont vu le jour pendant la seconde Guerre Mondiale sont intéressantes dans la mesure où elles sont orientées vers le développement d’un concept propre de sponsorisation et de production. Ici, les progrès sont réels et les répertoires sortent des sentiers battus. Le New York City Opera, par exemple —et ce en grande partie grâce au soutien de la Ford Foundation— a mis en place une politique très réputée d’encouragement à la création de nouveaux opéras américains. Le Boston Opera Company a produit Lulu, de Alban Berg, et Moses et Aaron, de Schœnberg ; Santa Fé a elle promu les travaux de Hindemith et Stravinsky, et a apporté son secours à la naissance à de nombreux créateurs américains.
Le développement de l’opéra dans les facultés et universités américaines est encore plus encourageant. L’université Southern California et celle du Michigan, ainsi que la Juillard School of Music, parmi bien d’autres, ont offert au public des œuvres « inédites » —ou rarement présentées— de Richard Strauss, Hindemith, Berg, Dallapiccola, Henze et de divers auteurs américains.
Le Metropolitan Opera, en collaboration avec le John F. Kennedy Center, a fait un pas en avant décisif avec la constitution de la Metropolitan Opera National Company, dont le but était de donner du travail à de jeunes artistes toute l’année durant. Malheureusement, le projet sombra au bout de deux saisons seulement, mais fut ensuite reformé grâce au dynamisme de la bostonienne Sarah Caldwell, pour devenir l’American National Opera Company. Le Metropolitan Opera mis lui en place l’Opera Studio, sous la direction de John Gutman, et qui fait désormais des tournées sous l’égide du Lincoln Center de New-York et du New-York State Council of the Arts, qui mettent en scène des opéras accompagnés au piano dans la région métropolitaine de New-York.
Les divers collectifs et les écoles d’opéra fournissent un premier terrain d’exercice à la grande majorité des artistes américains. Mais, à l’exception de quelques privilégiés qui trouvent des contrats à l’année avec le Metropolitan, ou suffisament de travail à temps partiel avec d’autres compagnies, où ces jeunes seront-ils à même de gagner leur vie dans le domaine qu’ils se sont choisi ? Existera-t-il à l’avenir un plus grand nombre de compagnies professionnelles d’opéra aux États-Unis capables de se produire avec des garanties artistiques et financières suffisantes ? Ou bien les artistes américains devront-ils continuer à scruter les annonces pour un poste dans une compagnie européenne, comme c’est aujourd’hui souvent le cas ?
De toute évidence, la question majeure en ce qui concerne le devenir de l’opéra aux États-Unis porte sur l’importance des soutiens financiers mis à sa disposition. Et, en fin de compte, la réponse à cette question est en large partie dépendante de l’importance que prendra l’opéra dans la vie des américains. Je ne pense pas qu’une aide indéfectible de la part des gouvernements —à la manière de ce qui est pratiqué en Europe— soit ou doive être attendue. Mais d’un autre côté, l’opéra est un art dispendieux, et, en Europe, les subventions des pouvoirs publics représentent en moyenne les deux-tiers du coût total des productions.
Sous des conditions similaires (volume des effectifs, durée des contrats, répertoire, modèles de production), il est très peu probable que les dépenses faites aujourd’hui puissent être abaissées sans qu’on augmente la taille des salles. Pour cette raison, il sera capital de trouver des formes alternatives de soutien public qui se substitueraient à la tradition des subventions telle qu’elle est pratiquée sur le Vieux Continent, et de développer conjointement de nouvelles méthodes de production.
La question de sponsoriser l’opéra aux États-Unis a été analysée en profondeur dans le traité publié par la Twentieth Century Fund intitulé « Arts de la scène : le dilemme économique ». Les sponsors américains prennent des formes variées : particuliers, corporations, fondations, Fonds Unifiés pour l’Art, le Conseils pour les Arts existant dans divers états, la Dotation National Arts mise en place en 1965 par le gouvernement fédéral (qui autorise des contributions financières directes aux arts de la scène). Il existe quantité d’exemples de larges sommes d’argent données à l’opéra par des fondations et des sponsors privés. En plus du soutien remarquable qu’ont donné les fondations Ford et Rockefeller, American Export et Isbrandtsen Lines ont créé l’évènement en sponsorisant en 1966 une nouvelle mise en scène de Aïda au Metropolitan Opera. Eastern Airlines leur a emboîté le pas avec un don de cinq cent mille dollars pour la pièce Ring, produite par le Metropolitan. La fondation Ford a de plus apporté son soutien à treize opéras collectifs à travers les États-Unis au moyen de dons s’élévant à un total d’un million sept cent vingt sept mille six cent vingt cinq dollars, sur une période de cinq années. Le Martha Baird Rockefeller Fund for Music a lui non seulement prêté assistance au fascinant programme pour débutants de l’opéra de Santa Fé, et tendu la main à d’autres compagnies, mais a aussi aidé nombre de jeunes chanteurs américains à obtenir des engagements professionnels ou une formation complémentaire en Europe. Des témoignages encourageants de sponsonariats par des organisations et des Fonds Unifiés pour l’Art ont été recueillis un peu partout. La Fort Worth Opera Association, par exemple, rassemble deux mille deux cents contributeurs en un fond unifié, et couvre soixante-quinze pour cents de ses dépenses sans assistance de la part du gouvernement ou d’autres fondations.
Mais le cœur du problème est qu’au bout du compte, la générosité des soutiens apportés par les particuliers ou les fondations ne peut suffire à couvrir le coût d’une compagnie d’opéra œuvrant sur des périodes longues et à un haut niveau de technicité. Dans ce contexte, les États-Unis doivent inventer leurs propres méthodes de production d’opéra. De nombreux essais allant dans ce sens ont déjà été menés sur le sol américain. Les germes d’un nouvel essor de l’opéra sont décrits dans cet ouvrage, et d’autres idées y sont avancées —comme inventer de nouveaux modèles de production qui fusionnerait l’opéra avec l’appareil des orchestres symphoniques, ou allier les productions avec la télévision. J’ai pour espoir que ce livre permettra de mieux comprendre la multiplicité des problèmes qu’implique cet art de l’opéra, et de se représenter les nouvelles méthodes de production nécessaires à la réalisation d’un Opéra Populaire Américain.
HERBERT GRAF
Genève, été 1972
1 juillet 2015
En psychodrame,
Clément GIFFARD, psychodramatiste.
Lorsque j’ai commencé le psychodrame, l’avenir n’était plus qu’une masse sombre qui ne présageait que du pire, bien pire encore que le passé. Lorsque j’ai commencé le psychodrame, ma vie toute entière était comme figée dans la stupeur et le moindre changement, le plus petit balancement de son fragile équilibre était vu comme une perte et comme un déchirement. La faute à qui ? La mienne ? Celle de mes parents ? Celle de mes frères ? De mes amis ? De tous ceux qui m’ont peut-être tendu la main le jour ou j’ai très certainement refusé de la prendre ?
En psychodrame, on en revient souvent à cette question. En tout cas, moi, j’y reviens. À qui la faute ? Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que moi, j’en suis là ? Et puis, on en arrive rapidement à une autre : est-ce là la question ? Lorsqu’on agit ou qu’on parle, peut-on vraiment savoir les conséquences que cela aura sur l’avenir, dans un sens comme dans l’autre ?
Non, la vraie question, selon moi, c’est en premier lieu : « Qu’est-ce que je ressens ? Et qu’est-ce que ressentent ceux et celles qui font que je ressens telle chose à telle instant ? Comment suis-je connecté aux autres ? À tous les autres ? D’où me vient cette idée de la perte ? Ce goût de la perte ? Et puis, la perte de quoi, au juste ? »
La vrai perte, pour moi, c’était celle de mes rêves, celle de mon rêve. Peu m’importait le confort, l’entourage, l’attente puis le passage d’un moment moins douloureux que ceux qui l’entourent, quand on a perdu ses rêves de vue, on s’est perdu soi-même. Et moi, mon rêve c’était de faire de la musique. Ou plutôt, au départ, de pouvoir simplement dire à haute voix que c’était mon rêve. Et c’était pas gagné… Au bout de longs mois de travail, j’y suis quand même arrivé. Puis il a fallu trouver les moyens de le faire surgir, ce rêve. De trouver le temps, de trouver la force, de trouver la vie et dans la vie ce que la vie a de beau. Voilà, après trois années de psychodrame, j’ai pu faire se rencontrer mon rêve et la réalité.
J’ai alors réalisé que ce que je faisais et disais ne chamboulait pas la terre entière. Le plafond du ciel ne s’est pas brisé en un million d’éclats tranchants, la foudre ne s’est pas abattue sur moi depuis la masse grondante de nuages hargneux. Non. Rien de tout cela. Mais plutôt la réalisation que, moi, je devais absolument en passer par là pour laisser surgir d’autres rêves, d’autres projets.
Parce qu’après trois années de psychodrame, j’ai vu que ce rêve en abritait bien autres, en apparence sans aucun lien, et malgré tout tellement présents et tellement réticents à se taire. Aussi réticents à se taire que je l’étais à parler. Trois ans seulement, et pourtant tout à changé. Le sens d’un sourire, l’éclat d’un rire, la couleur qui se cache dans les replis de mes pensées.
En trois ans j’ai beaucoup changé, mais surtout, j’ai appris à changer, c’est à dire à continuellement changer. Mais avant tout ça, c’est mon regard sur les autres qui a dû changer.
En psychodrame, j’ai pu rapidement découvrir qu’il existait, surprise ! des gens qui ne vous feront aucun mal. Et pour ça, j’ai dû me délester de certitudes que je gardais prétentieusement chevillées au corps. Puis, peu après, j’ai compris que dans la vie, on est finalement riche que de ce que l’on donne à l’autre. Puis j’ai appris qu’exister, c’est savoir se défaire continuellement de petits morceaux de soi.
Aujourd’hui, mon rêve de musique est plutôt derrière moi, car je m’en suis trouvé un nouveau, davantage à ma portée. Plus proche de ce que j’ai toujours voulu faire, sans jamais oser l’atteindre ou le saisir (sans doute parce que c’est ce que j’ai toujours voulu faire). Maintenant, je sais ce que j’ai voulu, et je sais que je ne le veux plus. Je sais où je veux aller, et je sais (à peu près) comment y aller.
Au psychodrame, on comprend rapidement quelque chose : on comprend qu’on est pas seul. Car l’histoire de chacun résonne, curieusement, avec celle des tous les autres. Car ces mots qu’on pense trop durs à dire ailleurs ont pourtant bien besoin d’être dits quelque part. Et, plus encore, d’être entendus par quelques autres. Parce que souvent, ce qu’on veut, plus qu’une solution ou qu’un conseil, c’est être entendu, être écouté. D’être vraiment écouté, sans jugement ni pression. D’être simplement entendu.
Le chemin est encore long, certes. Aujourd’hui encore, mon esprit se débat dans des questions venues du fond des âges et du fond de mon être. Mais j’y aurais appris que je ne suis pas seul, que je ne suis plus seul, que moi, comme d’autres, on cherche, en dépit de tout ce qui nous fait du mal, à s’orienter dans l’existence. J’ai enfin trouvé un lieu d’où je peux voir l’avenir.
25 novembre 2014
A-porter
Sarah JOURDET, psychanalyste et psychodramatiste
En psychodrame, il n’est pas rare qu’apparaisse la question : « Est-ce que ça va apporter quelque chose au groupe ? »…en son for intérieur ou adressée aux personnes présentes ! Que signifie cette question ? Que révèle-t-elle ? La peur de prendre la parole, de dire tout haut ce que l’on tait habituellement, de livrer ce que l’on croit avoir à porter, d’être jugé ? La peur de ne pas donner suffisamment au groupe en retour ?
Personne, en effet, ne sait quand, comment et à qui cela va apporter … Pourtant ! Des scènes vont se faire écho de façon évidente, « en direct ». Elles participeront à la connivence du groupe ou de certains de ses membres. D’autres scènes, elles, n’apparaîtront liées qu’au cours de la restitution. L’observateur fait alors part des chemins de traverse empruntés au cours de la séance. De nouvelles résonances se révèlent .
Et puis, il y a le « off » – plus personnel-, la prise de conscience plus tardive, qui habite, se manifeste en différé, fait cheminer « en douce », sur la durée et de façon parfois inattendue.
Dans la vie quotidienne, ces échos, ces changements de point de vue, ces nouvelles visions (des situations ou de soi) se font une place. Ces révélations, qui émergent, soutenues par des séances individuelles, sont alors accessibles, supportables. Offrant des points de vue différents, elles ébranlent des représentations ordinaires de la vie, apportant de nouvelles perspectives. Ces pas de côté, ces changements parfois « de rien » s’opèrent dans des situations déjà trop souvent vécues difficilement. Ils permettent des déplacements bénéfiques, des inventions, des positionnements plus affirmés. On touche alors au bonheur de ne plus rencontrer les mêmes obstacles, de les dépasser.
Et puis, dans le lieu du psychodrame, il y a les traces laissées: des émotions, des empreintes et des mots déposés… Mots de l’autre qui a su faire de nous quelqu’un qui accueille, reçoit et en retour, donne – en confiance. Mots de soi qui surprennent. Ces traces font quitter la séance avec un avenir possible, un ailleurs peut-être.
Les séances sont aussi émaillées de prises de conscience de la difficulté de l’autre. Elles permettent de se décentrer.
Des découragements parfois surviennent, des scènes sur lesquelles on « bute », que l’on rejoue dans la vie et au psychodrame. Et pourtant là encore les choses se déplacent, la pensée évolue et l’action suit.
Des symptômes oubliés peuvent se manifester à nouveau mais n’apparaissent alors plus sans issue car, aux séances, on les apporte, les rejoue et on en saisit les nœuds. Ceci est rendu possible par le groupe qui soutient, étaye.
Le groupe est constitué d’hommes et de femmes. Cette mixité vient contredire l’idée reçue que seules les femmes se soigneraient. Et, au sein de ce groupe, la guerre hommes/femmes connaît de véritables trêves. Alors que jusqu’ici se comprendre paraissait parfois impossible, de belles trouvailles et retrouvailles s’opèrent. Mises en lumière, les difficultés rencontrées apparaissent partagées entre hommes et femmes au grand soulagement de chacun. Cela se traduit par des « Alors, vous aussi les hommes, vous… » et des « Alors, vous aussi les femmes, vous.. . ».
En fin, l’heure du départ sonne, l’heure où évoluer seul devient ou redevient possible. Ce moment est l’occasion pour les membres du groupe de dire simplement ce que l’autre a pu lui donner, ce que l’autre a permis. Cette situation inhabituelle révèle la singularité de chacun et répond à la question de ce qu’il a pu justement apporter au groupe par ses mots, son attitude, son écoute.
Le groupe est « nourrissant », il enrichit. Il offre des repères. Bienveillant, il soutient les avancées de chacun. Authentique, il sécurise.
Si ce groupe se constitue, c’est bien parce que chacun y apporte quelque chose : sa contribution, son histoire.
Troisième lettre du psychodrame indépendant, 26 janvier 2014
Et si au commencement était le jeu ?
Malika JUDE , psychologue, psychodramatiste.
Chemin interne d’un travail sur Soi pour soi et avec soi,
Dans les allées étranges et fascinantes d’un espace intemporel.
Retour lointain dans les méandres de Notre être,
Soutenu et porté par les psychés des Uns-tégrés.
« Images » « Temps » en suspens et en suspense,
Dans un mouvement en suspension de Ton être.
Se défaire et se refaire,
Se découvrir pour s’ouvrir.
Disparaitre pour mieux revenir.
Vivre.
Il y a désormais deux années et demie que je pratique le psychodrame. Ma présence physique n’y est pas assidue avec des appels ratés, des oublis et des retards répétés. J’y arrive parfois essoufflée, désœuvrée ou enjouée. Absente et présente dans une présence-absente.
Certaines personnes génèrent en moi de l’agacement, du mépris ou du rejet tandis que d’autres (ou les mêmes) m’amènent à une contemplation, une admiration ou une confusion de certains traits de personnalité. Entre altérité et obligation de se supporter, il y a un rappel des liens proches et éloignés.
« Se laisser surprendre dans ces rencontres passagères à un moment donné… »
Durant ces deux années, j’ai été accompagnée par trois thérapeutes et quatre groupes distincts. Je me suis formée à l’animation du psychodrame que j’exerce désormais à l’extérieur. Il reste à me former à cette écoute différée et restituée en fin de séance.
C’est l’heure du constat, d’un retour sur l’ensemble du chemin parcouru.
Je me souviens des premières séances dans ce groupe inconnu. Ma vie était une bataille pour rassembler et avancer. D’écorchures en blessures, l’estime de soi était au plus bas. Je laissais paraître une capacité à faire face aux événements alors que mes fondations s’écroulaient inlassablement.
« J’étais en train de me perdre »
Ma préoccupation était de trouver ma place, de faire corps dans ce groupe fictif et pourtant si écarté de ma personnalité. Cette répétition me rappelait mes relations familiales dont je découvrais les méfaits. Je devais m’en extirper pour m’envoler. Les liens changent, je prends de la distance et m’individualise du noyau familial. Parallèlement, je m’enfuis et m’éloigne de ce groupe.
J’intègre un groupe de second degré dirigé par les mêmes psychodramatistes didacticiens.
Le groupe est constitué uniquement de femmes, l’analyse des scènes est approfondie, et je progresse dans la compréhension de mon être. Chacune est bien différenciée avec son style et son rythme pour animer. L’ambiance est studieuse et acharnée pour accéder à cette chaise occupée (près du grand Autre dans un mépris de l’autre).
L’Illusion groupale nous amène à nous déployer, à nous révéler sous le regard grandiose d’une idéalisation. J’ai le sentiment d’être une petite et ne m’inscris pas (dans l’immédiat) dans cette affaire. Je dois à ce groupe de m’avoir appris à me mettre au travail dans l’accès des portes internes jusqu’alors fermées.
C’est à mon tour de mettre en jeu une scène bien spécifique de mon histoire. Ma demande est particulière et en désaccord avec un déroulement standardisée des séances. L’animatrice se fait confiance et accepte ma proposition. La rivalité entre deux femmes devient apparente dans un combat des mots et des regards.
Je culpabilise et me rends responsable. Je m’en remets grâce au travail associé d’une analyse, prolongement d’un travail de symbolisation et de discernement. L’un et l’autre sont indissociables et se complètent dans ce parcours sans limite d’une découverte de Soi.
« Mettre en mots mes maux »
Je me lance et j’anime pour la première fois. Quelques erreurs me seront soulignées j’apprendrais à les éviter dans une écoute et une disponibilité de chaqu’Un. Je ressens cette impression étrange d’être éclairée sous le regard collectif des thérapeutes et des participants. On se met à me serrer la main en prononçant mon prénom ou à fermer les yeux avec une forme de respect.
Le regard silencieux occupe mes pensées dans des liens entrelacés. Regarder et être vu, intériorité et extériorité, être ramassé quand il le fallait. Je me mets à rêver et à associer sur le mythe de Pygmalion et Galatée, le Possible et son corollaire l’impossible, l’impasse et l’Ouverture de Soi.
« Je m’envole à une maturité »
Le groupe est ouvert. Quelques-unes disparaissent, sans dire leur départ, je les regrette dans la dynamique du groupe. Tandis que d’autres annoncent qu’ils vont quitter le groupe, ces adieux me confrontent à l’épreuve de la séparation. Ce psychodrame est une métaphore de la vie dont nous sommes les électrons qui gravitent à l’infini.
Je deviens une ancienne, c’est à mon tour d’observer l’impact spectaculaire du psychodrame. Je pense à cet enseignant arrivé à un moment bas de son existence. Sa remontée est majestueuse avec une empathie et une justesse des interventions. Je regarde avec nostalgie les mots échangés avec cette étudiante dans la nuit étoilée d’Angers.
Je progresse dans la différence des âges et je circule dans les étapes de la vie. (La voix-off répète le mot « écart »… Et s’il se trompait ?). Je profite au quotidien d’une amitié avec une femme de 35 ans mon ainée qui m’ouvre des centres d’intérêts et m’aide à avancer. Ma capacité à penser s’agrandit, je baigne dans une Ouverture d’Esprit.
« J’entre dans l’Air des adultes »
Le groupe en lui-même est convivial et chaleureux. La rivalité disparait au profit des identifications. Partielles. Je viens avec engouement et joie de vivre. J’ai l’impression de ne former qu’un avec les autres dans une compréhension et une écoute profonde de nos psychés.
Je suis parfois surprise par nos réactions dans le dévoilement de l’importance que nous nous accordons. Un homme introverti exprime sa difficulté à s’adresser aux femmes, et dans l’ici-et-maintenant me désigne. Un autre regarde mes chaussures puis ferme les yeux quand je lui sers la main. J’use de ma féminité et prend soin de mon image, je découvre mon être sexuée.
« Être une femme et être regardée ».
Et en-dehors ?
Je change à l’extérieur, je parcours désormais les routes pour exercer ma profession. Mon travail m’oblige à quitter le groupe, c’est à mon tour de faire des adieux. On me souligne mon écoute singulière, des scènes spécifiques de ma propre vie et ma façon d’animer. Nous continuons la séparation dans l’atmosphère estivale des rues d’Angers.
Je rejoins un nouveau groupe une matinée par mois. Les séances sont intenses et pourtant je m’ennuie. La pause serait l’occasion de se rapprocher. Mais Non, je suis dans l’impossibilité de m’intégrer par loyauté. Je m’accroche avec dépit aux séances, jusqu’à l’arrivée récente de cette jeune femme. Son histoire vient toucher sensiblement un point obscur de ma propre histoire. Elle m’a sauvée, IL Y A ENCORE À TRAVAILLER…
« Que me reste-t-il ? »
« Être psychodramatiste…. »
« Poursuivre le travail sur Soi et sans fin »
« Le début est la faim,
La fin est un rébus,
Une création de lettres,
Entre JEU-et-JE… »
Malika JUDE , psychologue, psychodramatiste. Mail : Malika Jude <malika_jude@hotmail.fr>
Deuxième lettre du psychodrame indépendant, 26 octobre 2013
Psychodrame contre coups
Sarah JOURDET, psychanalyste et psychodramatiste.
mail: sarahjourdet@yahoo.fr
Caliban a 16 ans lors de sa première séance de psychodrame. Loin du stéréotype de l’adolescent, il se tient droit ! A l’aise dans ses mouvements ! A l’aise dans ses vêtements !
Pourtant, une image de « mauvaise graine » lui colle à la peau et le poursuit au lycée où il redouble sa seconde.
Une grosse bagarre, l’an passé, est restée dans les mémoires et a encore des conséquences aujourd’hui :
le regard qu’on lui porte et celui qu’il se porte l’encombrent. Il a peur de ses propres réactions.
Tout au long des séances, Caliban se montrera particulièrement respectueux : dans son engagement, son assiduité, son attitude et son écoute. Il sera un membre actif d’un groupe pourtant constitué de personnes plus âgées. Son jeune âge ne fera pas obstacle.
Les séances de psychodrame seront pour lui autant d’occasions de questionner -cette valeur fondamentale à ses yeux qu’est le respect :
-le respect de l’autre d’abord :
Ainsi au cours d’un jeu où il évoque sa relation avec sa petite amie, apparaît le respect naturel qu’elle lui inspire mais qu’il ne reconnaît pas comme tel. C’est le psychodramatiste en fin de séance qui soulignera cette attitude, ce respect dont il fait preuve.
-ensuite, le respect de soi qu’il traduit par « être quelqu’un de bien »
Alors que M., un des membres du groupe, relate un événement passé qui fait d’elle (selon ses dires) quelqu’un de peu fiable, de décevant, Caliban intervient en fin de jeu, en tant que tiers. Il resitue le contexte, reformule les propos et en quelques mots justes, relativise la situation ramenant le sourire à la personne concernée.
Ce jeu lui permettra aussi de mettre en mots ses peurs – des peurs de représailles suite à d’anciennes bagarres.
Au cours d’une autre séance, il démarre, met le groupe au travail : il indique sa difficulté à être authentique dans sa relation, la dualité entre ce que les autres perçoivent – à savoir : une grande confiance en lui et beaucoup d’arrogance – et ce côté sombre qu’il perçoit de lui-même.
Il témoigne : il y a peu, il s’était promis de respecter les autres, mais c’était trop dur ! Pourtant, je le cite, « il avait réussi la veille, même s’il était alors, au bord de la crise ! » Il a envie d’être quelqu’un de bien « tout le temps » ! En effet, il avait déjà réussi à tenir une semaine sans réagir aux provocations mais c’était laborieux !
Il faut, selon lui, des fondements solides pour y arriver.
Ce changement, sa petite amie l’a noté, mais lui, considère que rien n’efface ce qu’il a pu faire avant et ne comprend pas qu’elle puisse l’aimer.
Dans ces séances de psychodrame, le regard d’un tiers -donné par le groupe- lui aura permis de mettre de la distance et de prendre conscience du véritable décalage entre ce qu’il donne à voir et son ressenti si négatif.
De même, tôt dans les séances, Caliban relate qu’il a pensé mettre fin à ses jours alors qu’il était collégien. Il fait part de ce que cette idée lui inspire aujourd’hui : il considère que « ça ne vaut pas la peine, que c’est un acte égoïste », mesurant ainsi le chemin parcouru depuis.
A la question de ce qui l’amène à évoquer ce souvenir, il répond qu’il pense à sa prof de français qui, selon lui, « devrait se tirer une balle » !
Au cours d’une altercation avec ce professeur, il a eu le dernier mot. Suite à cet événement, alors que depuis la rentrée, elle le « massacrait » (selon ses mots), cette personne – qui représente pourtant à ses yeux l’autorité- ne l’a plus regardée en face.
Le jeu amène alors Caliban à exprimer sa perplexité qui sera reformulée ainsi par l’animateur du psychodrame: un prof de français qui ne trouve pas les mots pour faire face à son élève !
-Cette scène, résonnant pour L., un autre membre du groupe, permettra à Caliban d’ouvrir le champ des possibles. En effet, pour L., une altercation avec une de ses profs de français s’est soldée longtemps après par une amitié !
-Un second écho : cette fois il s’agit d’un professeur qui a quitté sa classe et R. , un autre participant, est la personne chargée de faire face à la crise. Caliban se voit alors confié le rôle du « beau parleur », le plus revendicateur des élèves qui jouent les victimes. Tandis que R. sortira de cette confrontation « dégonflé », Caliban, qui s’est reconnu dans le rôle car lui aussi, se sait suivi par le reste de sa classe prendra conscience de la place qu’il occupe au sein du groupe.
-Plus tard dans l’année, Caliban se retrouve à nouveau face à sa « prof » de français au cours d’un conseil de classe où il est délégué – élu donc par ses pairs pour dire à leur place … -et éprouve des difficultés à ne pas dire ce qu’il a envie de dire. A l’annonce d’une orientation pour lui, sa prof de français s’autorise à rire, le qualifiant de « petit bonhomme ». Une nouvelle altercation éclate sans réactions de la part des autres adultes présents. De nouveau, Caliban a le dernier mot, avouant pourtant qu’il n’aime pas « se sentir plus fort alors qu’elle devrait lui être supérieure »
Dans la représentation de cette scène, Caliban prend le rôle de sa prof où il est ainsi amené, momentanément, à changer de point de vue. Ceci l’oblige à interroger ses certitudes, son jugement sans appel au sujet de cette personne. Les observateurs relèveront l’absence de tiers dans cette assemblée. Caliban conclura : il espère trouver à l’avenir le juste milieu entre ne rien dire et tout dire ou l’appui d’un tiers tel que R. pour l’aider à retrouver son calme.
En mai, alors que depuis le précédent conseil de classe la prof de français ne lui donne plus la parole en cours, un dernier conseil de classe les réunit. Cette fois son orientation est revue : Caliban passe en première. La prof de français ne fait aucun commentaire. Caliban avait l’intention de la provoquer, « de la faire pleurer », or il explose de rire intérieurement et commente de façon toute aussi intériorisée « Mais quelle salope ! »
Cet épisode signe le passage pour Caliban des mots dits, jetés aux mots crus, tus, pourtant si libérateurs. Il a trouvé cette fois un positionnement qui lui convient, qui le renforce sans pour autant manquer de respect à autrui.
Extérioriser dans le groupe l’aurait donc aidé à intérioriser dans sa vie.
En se séparant du psychodrame, Caliban, lucide, interroge ses motivations :
Il se demande pourquoi il fait en sorte d’avoir de bonnes notes puisqu’il n’a aucun projet professionnel! Et c’est avec humour qu’il fait la liste de ses choix d’enfant: cosmonaute, aviateur, maître d’hôtel, pompier « et maintenant, du blanc ! » dira-t-il.
Plus tard, Caliban a su au fil des séances « partager » ses réussites qu’elles soient scolaires ou relationnelles, leur donnant la place qu’elles méritaient. Il a pu aussi faire part des évolutions dans ses relations, ou dans son projet professionnel. En aucun cas, il n’est resté focalisé sur ses difficultés. Les ouvertures et les possibles étaient imaginables pour lui.
Il a réussi également à évoquer ses attentes vis-à-vis de ses professeurs, de ses parents et des adultes en général.
Au cours d’un jeu, il livre son rapport conflictuel avec sa mère dont il n’arrive pas à comprendre les arguments. Alors qu’il « fait ce qu’il faut » pense-t-il, depuis le début de l’année, sa mère semble n’avoir rien remarqué.
Cette situation, mise en scène, résonne pour D. , mère de deux adolescentes. Elle pense que son problème avec ses filles vient du fait qu’elle ne sait pas dire non.
Caliban réagit : sa mère elle, sait, dire non ! Il se reprend aussitôt : « Non en fait, elle a du mal ! C’est le bordel ! ». Il parvient ensuite à mettre en mots ce qu’il attend d’elle : une reconnaissance vraie, authentique, spontanée mais qui ne vient pas.
D. en réponse, réalise qu’elle ne sait pas non plus exprimer sa reconnaissance.
Plus tard, elle initie un jeu où elle et sa fille se disputent violemment. Caliban joue le rôle de l’adolescente. Il ne se reconnaît pas dans la dureté de cette dernière, il ne parle pas « comme ça » à ses parents, « il s’écrase face à eux ».
Une séance ultérieure lui fera aussi prendre conscience du fait que ses parents lui autorisent davantage de sorties, lui signifiant ainsi qu’ils ont noté des progrès dans son comportement.
Caliban se saisira aussi des séances pour exprimer ses émotions :
Comment et pourquoi il se bat, indiquant qu’à ce moment-là « C’est la grosse misère, ça part en live ! ». Il commente ce qu’il ressent alors : « C’était marrant de se battre, je me suis rendu compte que j’aime salement ça, me battre ! Chaque fois, j’ai une grosse boule dans le ventre mais quand elle se libère, ça éclate ! »
Au cours du jeu qui suit ses déclarations, le mettant en scène juste avant de bondir, un membre du groupe prend la place de sa conscience proposant une alternative aux coups : des mots crus !
Au cours de la séance suivante, il témoigne de ce qui pose problème pour lui :
« C’est que dans ma tête, je suis un taré, j’ai cassé la jambe d’un mec, il a essayé de m’attaquer, il avait un air agressif : je lui ai cassé la tête et le pire, c’est que je me sentais bien ! Surpuissant ! Je ne veux pas faire semblant d’aller bien en ce moment ! »
D. reconnaît en Caliban la difficulté d’une de ses filles à mettre en mots ce qui est enfoui en elle !
De ces échanges, Caliban conclut que ces situations lui donnent « envie de pleurer sur la part de lui qui est pourrie ».
Car, en effet, face aux provocateurs, il affirme ne pas pouvoir se contenter de mots, il se sent alors « trop oppressé » et sent qu’il peut « déraper à tout moment ». Une situation de provocation est alors mise en scène puis rejouée afin de proposer une autre réponse à la violence et ce sont des mots et des rires qui permettent alors de relâcher la tension. A ce moment-là, Caliban ne semble cependant pas pouvoir encore s’approprier cette attitude, retenant pourtant, que pour ne pas se faire mal, un autre positionnement s’impose.
Il arrive à faire croire aux autres qu’il a confiance en lui. Or, lui n’y croit pas lui-même, nous livre que, face au noir, il a beau être un dur, il a peur. Il tabasse mais il craint les croque-mitaines.
Et enchaîne racontant un cauchemar où son père lui coupe les jambes s’il se lève la nuit, il a peur de lui car il n’arrive pas à le fuir !
Caliban prendra aussi conscience de ses facilités en termes de relations:
Alors que D. évoque ses difficultés à s’intégrer dans un groupe, Caliban réalise quant à lui qu’il réussit très vite à s’intégrer dans toutes sortes de groupes. Il dit trouver ça « bizarre, mais il a rarement de mal à communiquer avec les gens ». Il transfère d’ailleurs cette capacité au groupe de psychodrame dans lequel il a sa place.
Conclusion
Nous avons donc pu observer l’évolution du positionnement de Caliban au cours de cette année de psychodrame se découvrant à travers le regard du groupe, substituant mots aux gestes puis, pensées aux mots.
Le jeu et les changements de rôles inhérents lui ont servi de révélateurs. Dans un premier temps lui est apparu ce qui était : sa violence, puis, autre chose a surgi.
Par le psychodrame, Caliban, mis en confiance, a pu se révéler, modifier le regard qu’il portait sur lui-même et peut être découvrir qu’il pouvait être quelqu’un de bien !
Peu à peu, sont apparues chez lui des en-vies et s’est posée une orientation scolaire.
Il a pu trouver au sein d’un groupe, une bienveillance, un lieu où déposer ses maux. Et ce même groupe a bénéficié de son écoute et de son implication. Il a par son regard d’adolescent, apporté un éclairage spécifique aux situations et par son naturel et son aisance, soutenu ses partenaires.
De cette expérience, il s’en trouve aujourd’hui certainement grandi.
Sarah JOURDET, psychanalyste et psychodramatiste.
Mail:Sarah Jourdet <sarahjourdet@yahoo.fr>
Première lettre du psychodrame indépendant, automne 2013
La démesure de l’instant
Jean-Claude PERRAULT, psychologue et psychanalyste.
Maintenant je voudrais reprendre un exemple clinique en soulignant deux points de votre présentation* d’aujourd’hui : le passage de frontière et la démesure de l’instant.
Le premier point :
Un passage de frontière entre le récit et le jeu, et dans le jeu même un passage de frontière dans le changement de rôle que le psychodrame autorise.
En quittant le récit, les traces se remobilisent dans la mise en jeu du corps. Le passage de frontière est la métaphore pour souligner un certain déplacement où la scène jouée recompose les liens de l’affect et de la représentation psychique dans la surprise de ce qui survient dans la mise en jeu.
Le second point :
Ne plus rien comprendre et accueillir la démesure de l’instant.
C’est ce qui arrive à l’animateur lorsqu’il suit le fil de ce qui se tisse, de ce qui se trame dans le dialogue soutenu des participants sans comprendre toujours ce que ce discours à plusieurs, et ensuite cette mise en jeu, poursuivent. Il saisit un fil et tente de ne pas le lâcher. Le sens à donner pour comprendre pourra toujours venir dans l’après coup.
ACTE 1er Un passage de frontière
R. a 13ans et est en 4ème. IL nous est adressé par un des médecins référents. C’est un garçon vif, intelligent et il a même son franc parlé. Mais il se trouve rejeté de tous et partout, que ce soit à l’école comme dans sa famille. Très vite il nous l’expose car, par sa parole, il prend vite beaucoup de place dans le groupe de psychodrame. Manifestement il questionne sa place et interpelle directement l’autre, non pas sur des questions subsidiaires, mais d’entrée sur la nomination de sa place dans le désir parental. Il aimerait même changer de prénom, dit-il. Car pour lui, son prénom est lié au Maroc, le pays d’origine de son père, avec lequel il retourne tous les étés. Il vit chez sa mère et son père vit maintenant dans le sud de la France. Il venait de naître quand ses parents se sont séparés nous apprend-t-il. Sur son prénom il ajoute : « je ne sais pas si c’est d’origine Marocaine, mais c’est mon père qui me l’a donné… »Sa mère voulait lui donner un autre prénom et elle a donné à chacun de ses frères, ainsi qu’à lui, un second prénom de « nature ».
Lors de sa seconde séance, il évoque son attitude en classe dans sa recherche de l’autorité. Il nous apprend qu’il est en difficulté à l’école depuis le CP et qu’il a réussi à se faire détester de tout le monde. Ce sont ses mots. Après une mise en jeu d’une scène de bavardage en cours d’art plastique je lui pose la question, concernant la maison, de savoir qui met la limite chez lui. Il répond « c’est mon papa » qu’il différencie aussitôt de son père de naissance et il nous explique alors, que de un an à deux ans, il était au Maroc avec son père. Puis, à deux ans, il explique qu’il vient en France chez sa mère pour être scolarisé. Nous attirons son attention sur la possibilité d’un lien entre le début de ses difficultés de comportement à l’école et la rupture de lien en quittant son père pour sa mère. Ce qu’il ne précise pas à ce moment-là, d’après les repères de dates qu’il nous donne, c’est que, de retour chez sa mère, celle-ci est enceinte. Il a deux ans et demi d’écart avec un demi-frère de la nouvelle union de la mère. Il va sans dire qu’à la maison aussi les relations fraternelles sont conflictuelles.
Quelques séances plus tard il propose et joue cette scène : Il part à l’école en courant et dans des escaliers trébuche, se tord la cheville en hurlant de douleur. Son « papa », beau-père, arrive alerté par un copain pour s’occuper de son fils avec toute la sollicitude d’un père. Il accepte le changement de rôle pour prendre le rôle de son papa et rejoue à nouveau la scène. Il se passe alors quelque chose de singulier pour lui, il est saisi d’une émotion, pas d’une émotion expansive, mais une émotion discrète que ceux qui sont auprès de lui captent suffisamment pour lui demander ce qui ce passe là, en ce moment, pour lui. Il est étonné, dans la manière d’interpréter le rôle de son papa, d’y ressentir l’émotion d’un père pour lui. Il est surpris, persuadé qu’il était qu’il ne comptait pas pour lui, en tous les cas, pas comme ses autres frères, parce que forcément il était leur vrai père à eux.
D’une conviction bien ancrée où il réussit à se faire détester de tout le monde, le voilà saisi, ou dessaisi. Il est touché d’éprouver de la part de son père l’expression d’un intérêt sinon d’un amour. L’étonnant, c’est qu’à le jouer et le représenter dans le jeu il éprouve une émotion qui inscrit différemment la scène vécue.
Qu’est-ce qui peut faire jouer cette émotion cette fois? Quel frayage cette scène autorise-elle sous le feu du transfert, que la scène de la réalité effective n’était pas parvenue à inscrire pour lui ?
Il nous disait bien qu’il avait réussi à se faire détester de tout le monde. Tel qu’il le dit montre bien qu’il ne s’était pas inscrit dans un sentiment de persécution dont le responsable serait l’autre dans toute son étrangeté. Là ; c’est lui qui se dit acteur : « j’ai réussi à me faire détester ». IL y est bien acteur de quelque culpabilité inconsciente pour avoir si bien réussi à se faire ainsi détester. Mais peut-être que dans son transfert sur et dans le groupe il n’y est pas parvenu; il n’en aura pas eu le temps.
Ainsi, dans le redéploiement de la scène, dans la façon d’accueillir son jeu et son récit, notre lecture n’est pas close sur sa certitude que c’est déjà joué, il y a du jouable pour l’Amour inconscient, il y a du jouable pour une relecture des traces dont le corps a été affecté. Il éprouve une émotion qui auparavant ne pouvait qu’être contenue dans le corps car ne trouvant pas de contenant dans une représentation psychique.
Cette toute puissance dans la revendication du rejet, « c’est moi qui ait réussi à me faire détester », est bien sûr une construction défensive contre l’éprouvé d’abandon. Il vaut mieux être l’agent du rejet que seulement l’objet du rejet. Mais les choses peuvent se déconstruire quand derrière le vouloir être rejeter peut se faire entendre l’appel, la dimension de l’appel à l’Autre et, que de cet appel, quelqu’un peut répondre. Le cri de douleur de R., quand il reçoit la réponse de l’émotion de son beau-père, au moment où dans le transfert il peut entendre cette émotion, le cri peut se transformer dans sa dimension d’appel, d’appel à l’Autre de la parole et du langage et à l’Autre tel qu’un père peut en représenter l’instance.
Fin de l’acte. Voilà donc cette illustration du passage de frontière où ce qui fait trace, ce qui s’inscrit, peut se relire autrement.
Mais, nous sommes nous aussi affectés par ces histoires que nous accueillons et qui se déposent. D’ailleurs, vous allez voir que cette histoire ne s’arrête pas là.
ACTE II La démesure de l’instant.
Après cette séance, R. est absent à celle qui suit 15 jours plus tard. Il est encore absent la séance suivante. Un courrier qui lui est adressé reste sans réponse. Une troisième séance se déroule sans lui. Deux mois plus tard, deux jours avant la séance de psychodrame, sa mère appelle pour demander si la séance a bien lieu ce soir. Devant mon étonnement elle m’explique qu’ils ont eu des problèmes dans leur emploi du temps et qu’ils n’ont pas pu prévenir. Je lui explique alors mon embarras car il se trouve que je viens à l’instant même de raccrocher d’une conversation avec la mère d’un garçon. Je l’avais déjà rencontré pour lui expliquer notre travail en psychodrame et elle me confirmait que son fils voulait y participer ; elle me demandait quand il pouvait commencer. Je lui répondais donc mercredi, il y avait de la place. Nous avions limité le nombre de participant à six, mais que R. vienne, nous l’attendons.
R. est donc là à la séance suivante et nous lui donnons la parole au sujet de son retour. Il nous explique qu’ hier soir, alors qu’il appelait sa mère pour l’aider dans ses devoirs, celle-ci lui annonce qu’elle a eu le psychologue au téléphone, qu’il y en a un autre qui a pris sa place mais qu’il doit y aller !
Qu’a dit exactement la mère, qu’a-t-il entendu ? Sur le moment l’animateur que je suis ne comprend pas plus. Alors allons-y, allons voir ce que ça vient nous dire de ce côté-là. Mais dans la démesure de l’instant pourquoi ne pas entendre que ce qui se déploie là, ce qui tente de se dévoiler tombe juste et que entendre précède toujours, et de loin, ce qui peut s’en comprendre.
Quelqu’un a pris sa place mais il doit y aller !
A le dire ainsi précisément il entend sans doute juste en ce qui concerne sa place dans le fantasme : un enfant est remplacé. Plus exactement nous pouvons y entendre le fantasme de : on déteste un enfant, avec la permutation possible de ses différents temps logiques. Il déteste cet enfant qui l’a remplacé dans le ventre maternel. C’est une réaction somme toute banale de tout enfant devant la naissance d’un puîné. Ensuite le fantasme peut se déployer dans toutes les permutations possibles des termes. Il devient lui-même par renversement cet enfant qui est détesté et dans un tour défensif supplémentaire, c’est lui l’agent qui réussit à se faire détester. C’est ce qu’il nous dit de lui-même dès son arrivée dans le groupe. Il a réussi à se faire détester de tout le monde !
Ceci étant une construction après coup, sur le moment nous suivons juste le fil de ce qu’il nous propose quand sa mère lui annonce qu’il doit aller au psychodrame mais que quelqu’un a pris sa place. Nous jouons cette scène. Les participants au jeu restent sans voix et R. reste dans l’incompréhension face aux propos de sa mère. Sans doute que la résonnance fantasmatique du remplacement d’enfant est trop forte. Elle est trop forte parce qu’elle vient questionner chacun sur sa place dans le désir parental et que cette place reste toujours énigmatique. Cette mise en résonnance dans le groupe laisse sans voix pour pouvoir en nommer quelque chose dans l’instant et ainsi se déplacer de ce point d’origine de l’énigme de ce que l’on est pour l’autre. Nous, de notre coté, et justement pour leur prêter notre voix dans la démesure de l’instant, en réponse nous le confirmons dans sa place dans le groupe: « il y est le bienvenu », et que d’ailleurs « c’est chacun qui y a sa place. »
Fin de l’acte II
Pour conclure mon propos sur le psychodrame aujourd’hui je dirais donc que, entre passage de frontières et démesure de l’instant, le psychodrame offre un espace de rencontre :
– un espace de rencontre où se croisent les chemins de chacun dans leur singularité,
– un espace de rencontre ou rentrent en résonnance les traces laissées des rencontres antérieures de nos vies.
Ces traces nous composent en notre for intérieur et parfois à notre corps défendant. Elles peuvent cristalliser nos certitudes et la conviction que tout est irrémédiablement joué. Mais, au gré de nouvelles rencontres et de passages de frontières nous déplaçant de notre point d’origine, elles peuvent aussi se recomposer et tirer des nouvelles perspectives pour mettre en partage la question de la douleur et de la joie d’exister. De ce point d’origine nous pouvons en conserver de la nostalgie, surtout si nous l’entendons comme Jankélévitch :
« La nostalgie est le désespoir devant l’impossible mais sur le mode de l’humour et de la poésie. »
Humour et poésie étant deux pratiques du trait et de la trace. Pourquoi ne pas y ajouter le plaisir du jeu?
Jean-Claude Perrault
Mail : perrault.jean-claude@orange.fr
*Cette intervention, « La démesure de l’instant », venait à la suite d’une présentation de psychodrame à l’Institut Municipal d’Angers, avec le public.