Nous proposons quelques travaux de psychodramatistes de notre association et d’autres travaux, en dehors de notre association.
Il s’agit de temps de rencontres entre psychodramatistes que nous avons contribué à organiser, de textes de praticiens du Psychodrame analytique indépendant.
Nous signalons d’autres textes de psychodramatistes présents à la bibliothèque de l’association et susceptibles d’être prêtés à qui en fait la demande.
Séminaire de recherche 2014-15
A partir d’un travail clinique au tour de l’hypertension artérielle (HTA) dite essentielle, nous participons d’une réflexion sur les conséquences de la disparition de la névrose hystérique bien avant son absence dans la dynastie DSM (aujourd’hui cinquième du nom). En France, 80/100 des HTA traitées par médicaments antihypertenseurs sont nommées HTA essentielles, essentielles c’est à dire sans cause organique. Cette HTA essentielle concerne 10 000 000 de personnes en France et plus d’un milliard de personnes dans le monde
Après l’opisthotonos, cher à Charcot, contracture généralisée du corps, l’actuelle HTA essentielle, vasoconstriction, micro-contracture des artérioles périphériques ne participerait-elle pas d’une même aventure, plus discrète, une somatisation de l’angoisse ? La souffrance de l’hystérie sollicitait le regard du maître et Charcot présentait à la Salpêtrière, dans les filets de son regard, sa prise : la mise en tension du corps de l’autre livré à une contracture partielle ou globale.
La question posée au maître des questions du cœur reçoit la réponse classique d’une médecine attachée au corps biologique. L’entre deux, médecin – patient, donnait à voir la tension extériorisée d’un corps. L’entre deux actuel, avec l’HTA, passe par l’oreille, rien n’est à voir dans la mise en tension des artérioles et sa conséquence : la mise en tension de la masse sanguine. Ce nouvel entre deux pourrait se mettre en mots, coté patient : écoutez-moi, docteur ; et, si vous ne pouvez m’entendre, écoutez bien mon chiffre, le battement de ma tension.
Quand la tension monte, la sensibilité du stéthoscope médical capte la nature des battements ; puis l’audible fait retour vers le regard, dans la profusion de nouveaux sondages du cœur, du corps : ECG, IRM, etc…
La réponse médicamenteuse suit le ciblage de l’écoute par le stéthoscope, puis du regard de la science. Des produits fiables diminuent l’HTA qui a une cause. L’extension d’usage de ces médicaments aux HTA essentielles, sans cause organique, se comprend aisément, au nom d’un certain pragmatisme : pourquoi pas continuer, ça fonctionne !
Mais, il n’y pas un cardiologue qui ne connaisse au moins une hypertension tenace qui ne se soit évanouie inexplicablement à la suite d’un changement de travail ou en début de retraite. Devrions-nous rester sans tirer quelques conséquences de ce savoir et de la contribution du psychodrame (ainsi que d’autres psychothérapies) à la prise en compte de ce moment de tension. Moment susceptible d’être suivi d’une possible réintrication des limites, des places de désirant, de désiré et de désirable.
À l’orientation freudienne, « Là où c’était, deviens. », l’emprise scientiste, dérive du discours de la science, fait une offre sérieuse : « Là où c’était, tu peux être regardé. L’électrocardiogramme, etc… ». Offre sérieuse touchant 10 millions de personnes dans l’hexagone, étiquetés et traités comme hypertensions dites essentielles. Le canal historique de l’écoute au tuyau stéréoscopique fait bien histoire. Mais, ne serions-nous pas passés avec l’HTA essentielle de la fiction de Jules Romains, Knock, à l’histoire comprimé(e)?
Le psychodrame contribue ici comme ailleurs à repenser, en acte, les places du symptôme en modifiant les frontières dans le champ psychosomatique et médical. Nous ponctuerons par cette question : l’abord de l’hypertension artérielle dite essentielle par le psychodrame ne serait-il pas un des lieux revitalisés de la névrose de conversion où l’éthique de la psychanalyse rejoindrait l’éthique de la responsabilité ?
RENCONTRE AU PALAIS DU LUXEMBOURG (SENAT) . Paris 2008
Textes de praticiens :
Ce travail a été présenté, à la Clinique de La Chesnaies à Chailles (41), lors des Journées Nationales de l’Association Française des Psychiatres d’Exercice Privé (A.F.E.P.), en 2006. Ce fut une occasion de rappeler l’actualité du psychodrame analytique dans la pratique psychiatrique, telle que un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, François Tosquelles, psychiatre, psychanalyste d’origine catalane, cherchait à la faire vivre.
La clairière de l’Appel de deux ou trois transferts*
Temps, plis et rythme dans les thérapies trifocales incluant le psychodrame
Pour donner un témoignage du vif d’un travail analytique des thérapies trifocales, avant d’évoquer le psychodrame analytique en groupe, nous mettrons en relief quelques situations de psychodrames individuels. Ces psychodrames individuels n’auraient pu exister sans la présence active d’étudiants, trois ou quatre par psychodrame. Ces étudiants, en Master de psychologie, en psychiatrie, occupent la place de cothérapeutes. Choisis par le patient, ils deviennent ses interlocuteurs lors du passage du récit à sa mise en scène s’actualisant dans un jeu.
Au-delà de leur place d’acteurs dans les scènes représentées, ces cothérapeutes, par leur présence régulière, à chaque séance, deviennent des témoins silencieux, source de sécurité pour qui se risque à parler. D’autre part, ces étudiants apparaissent comme des condensateurs de mémoire, suscitant par leur présence des rappels de mémoire ou des appels à une mémoire pas encore là, orientant ainsi le cours de ce qui se construit en séance.
Pour introduire les thérapies bi et trifocales avec le psychodrame
Bifocale évoque une courbe à deux foyers, décentrée de la toupie. C’est aussi l’espace de Dupin, chaussant ses lunettes pour résoudre l’énigme de la lettre d’Edgar Poe, il change de perspective. Bifocale est une référence de W.R. Bion : « En tant que psychanalyste, je suis frappé par le fait que le traitement psychanalytique de l’individu et l’analyse du groupe …s’attaquent à des aspects différents du même phénomène. La combinaison des deux méthodes fournit au praticien quelque chose comme les rudiments d’une vision binoculaire[i]. » Nous partageons cette idée d’une alliance organisatrice combinant travail individuel et en groupe, mais s’impose de subvertir les conséquences : ce n’est pas le « voir » du praticien qui s’accentue avec ces deux foyers, comme le suggère W.R. Bion, c’est la possibilité d’envisager qui s’éclaire pour le patient-analysant.
L’idée de thérapie tri focale renvoie à trois perspectives, différentes inflexions à partir d’où se déploie la parole, son adresse. En psychodrame individuel, le participant s’adresse au thérapeute en présence des cothérapeutes susceptibles d’être choisis pour un jeu. C’est avec plusieurs thérapeutes qu’il partage l’évènement, le jeu.
En psychodrame de groupe, le patient s’adresse également aux thérapeutes et partage aussi avec d’autres participants. Ces derniers, comme lui, prennent la parole, la laissent, puis la reprennent dans une forme de squigglel winnicottien verbal.
Lors d’un travail psychothérapique individuel, l’adresse faite à une seule personne préserve de la crainte de devenir transparent dans un groupe même restreint. Cette crainte de devenir transparent sous le regard d’un groupe représente un pré-jugé au seuil de l’entrée dans un atelier de psychodrame. Nous conseillons aux personnes hésitantes de mettre en avant leur curiosité plutôt que le pré-jugé. Trois séances en psychodrame suffisent pour un choix éclairé.
Comment évolue cette crainte à l’égard du groupe, au cours des séances? Crainte d’être exposé, de donner à voir quelque chose d’intime ? Effraction ? Examinons le parcours de ce petit fragment de l’existence donné en partage par un participant, son circuit, les conséquences au sein du groupe.
Dans un premier temps, il y a récit et puis, jeu de ce ce fragment de vie quotidienne énigmatique, parfois répétitif.
Dans un second temps, ce fragment joué est reçu par le groupe. Certains participants sont touchés, émus, la représentation a ouvert en eux un espace. Ils traduisent cette émotion reçue dans leur dialecte, à partir de leur histoire; et à leur tour, ils donnent.
Le troisième temps est celui d’un choix ; apprivoisé par le temps : monde de l’autre.
– le protagoniste reconnaît les effets de ce point de faille traduit par son jeu en début de séance. Point source, à partir d’où s’oriente la séance et résonnent les prises de paroles ultérieures. L’intervention allusive des psychodramatistes, qu’il s’agisse de l’animateur de la séance ou de l’observateur, tricotant différents plans de récits, de jeux, peut ouvrir ce passage entre la crainte initiale du donné à voir et la réalité subversive d’un don, de sa réception par quelque participants au sein du groupe.
– le protagoniste, parfois, n’entend pas encore résonner en lui le retour de ce partage inauguré par lui-même. Faute d’envisager l’inflexion où se produit ce partage, il reste alors captif d’un fantasme cellophane, abolissant pour un temps la possibilité d’un don. Il arrive qu’un patient revienne dans un groupe, après un premier échec; cela suppose une maturation : une intuition du partage, un accès possible à la présence de l’autre, à son monde différent. Alors le sentiment mystérieux de l’altérité aura remplacé la peur du monde de l’autre.
Comment le psychodrame traduit-il l’enjeu du regard avec celui de la voix, la voix chantée telle qu’elle est invoquée par Nietzsche dans « La naissance de la tragédie » ? Le héros tragique se sépare de cette voix et, dans ce deuil du chœur chantant, affronte la Cité, ses lois. Le chemin du psychodrame passe par cette coupure. Il est l’enjeu d’une autre proposition, en deçà du chant de la voix et concernant le bruit de son histoire, avant son texte. Le théâtre du psychodrame est au départ un théâtre sans scène, auquel il manque la première réplique. Le psychodrame ne se joue pas sur les planches. Il part d’un simple murmure, énigme bruissante, pâle récit sans tension. Il prend ce bruit, le transforme, entre récit minimaliste, jeu, changement de rôle, le coupe, le rythme, sur un mode résonant avec la proposition du travail des objets musicaux de Pierre Henry[II], modifiant la frontière dedans – dehors des paroles gelées où Pantagruel trouve des mots de gueule. Le psychodrame ne se joue pas sur les planches ; s’il y a planches, elles surgissent au fil des séances, il les fait jouer, grincer, pour constituer un improbable tonnelet, inscrit par Edgar Allan Poe au cœur de l’envers du titre sa nouvelle « Une descente dans le maelstrom»[III]. Un participant pourrait reprendre à son compte l’affirmation de Pierre Soulages[IV] : « Je suis parti du charpentier, je suis passé par le tonnelier, je suis retourné au charpentier ».
Préalable pour un transfert, hors répétition du trauma
Dans ce trifocal, ce nouage simultané de trois thérapies, psychodrame individuel, en groupe et thérapie analytique individuelle, il y a transfert et les couleurs de ces transferts déclenchent trois déploiements du récit proche et très différents.
Prenons l’exemple de quelques moments singuliers en psychodrame :
Monsieur M va mieux aujourd’hui. Sur le plan professionnel il retravaille après être resté longuement demandeur d’emploi. Il choisit d’arrêter le psychodrame individuel et continue des entretiens espacés. Je lui rappelle cette règle minimale énoncée lorsqu’il est entré en psychodrame. Quant un participant quitte le psychodrame, il vient annoncer son départ en début de séance.
Il fut difficile à Monsieur M de dépasser cette apparence d’évidence. Pourquoi le redire ailleurs ? N’avait-il pas exprimé son souhait d’arrêter, déjà ici, en entretien individuel ?
Réticent, il revient une dernière fois en psychodrame : Silence… « Je n’ai rien à dire, vous voyez bien. Juste à remercier chacun pour sa présence.» Long silence et puis :
« un soir, je rentre de l’école, j’avais 9 ans, j’appelle ma mère, comme tous les soirs : maman ? Silence. Je m’avance dans la cuisine, et ainsi, j’ai découvert une lettre qu’elle a laissée , là, à mon frère et à ma sœur, à nous trois. Partie avec son ami, elle est restée plusieurs mois, sans donner de nouvelles et sans nous revoir. Pourquoi ma mère nous a-t-elle abandonnés ? »
Le foyer du psychodrame individuel c’est celui du champ maternel, de sa coupure, de son deuil, de son ouverture à l’énigme du féminin. Sans doute travaille- t- il la capacité d’être seul, en présence de quelques autres.
Mais l’interruption du psychodrame individuel peut toucher à d’autres points. Un exemple :
« J’arrête ce groupe à la noix, il ne me convient pas du tout. » C’est ce que m’annonce Mlle C, 35 ans, en début de séance, dans le moment où je la reçois seule avant le psychodrame individuel. Je venais de lui présenter dans la salle d’attente une nouvelle cothérapeute.
Mlle C venait en psychodrame après plusieurs échecs de thérapies. Son problème reste entier : secrétaire trilingue, elle travaille au sein de sociétés d’import export. Au bout de quelques mois, son travail est toujours reconnu satisfaisant. Mais, des conflits surgissent avec une autre secrétaire. La situation devient irrespirable. Elle claque la porte. Et elle se propose de claquer celle de mon cabinet si je ne mets pas, tout de suite, dehors la nouvelle cothérapeute. « Vous ne la connaissez pas » lui dis-je. « Oui, je ne la connais pas, mais vous avez vu son style. Ce n’est pas un style d’abord, avec sa jupe, ces couleurs trop vives. Je ne veux pas travailler avec une pouffe qui se la joue». L’expression de sa rage lui permet un décalage et elle accepte la venue de cette cothérapeute.
Mlle C évoque un moment de tension avec une secrétaire. Elle choisit cette nouvelle cothérapeute pour vivre ce conflit. Le patron intervient pour prendre une fois de plus le parti de l’autre secrétaire. Mlle C enrage et donne sa démission.
Lors d’un changement de rôle, je lui propose de prendre celui du patron. « Moi, jamais ! Cette violence, ce n’est pas possible. » J’approuve. C’est elle, maintenant, qui veut bien essayer de donner figure à son patron. Elle reste sans voix. Je lui propose de trouver un moment où elle a pu en vouloir à quelqu’un. Elle se tourne vers moi, je lui dis lui faire confiance dans cet appui qu’elle va trouver… C’est à peine mieux.
Et, après ce jeu si peu joué, cette association : « Je vous ai jamais parlé de ma sœur. Quand je pense à elle, je pense à mon père. Il la regarde, c’est fou. Il n’a jamais regardé ma mère comme ça. Moi non plus… Elle est belle, elle prend toute la place. » Je lui propose d’arrêter, là, la séance.
Pour la séance suivante, elle accepte la présence de la nouvelle cothérapeute.
Entre le jeu d’une réalité floue et la réalité d’un jeu tâtonnant, accueillant ce qui arrive, émerge la clarté d’un autre jouable. Elle a réussi à venir en groupe de psychodrame, puis a rapidement arrêté le psychodrame individuel, En groupe où précisément elle était déjà venue sans supporter d’entendre tous ces gens parler d’eux-mêmes, évoquer ce qui les traverse, après le jeu d’un autre. Mlle C nous montre comment le réel du trama se manifeste dans le transfert psychodramatique et se traduit dans des mots qui entament la répétition.
Le groupe et son inflexion en psychodrame
Le psychodrame de groupe ne peut commencer sans un minimum de tension vivifiante de rivalité fraternelle. Entre tension rivale et altérité possible s’ouvre un nouvel espace, un autre rapport au corps, au figurable et à son historisation. Dans un groupe de psychodrame, chacun répond au jeu de l’autre. A partir de ce qu’il éprouve après un jeu, le participant renoue avec son histoire, ajoute, infléchit, s’oppose. C’est un autre sillage. Nous resserrons là, en peu de mots, de nombreux exemples présents ailleurs.[v]
Qu’un groupe se massifie sous forme de petite foule dont le lien converge vers un point idéal, lieu d’amour du père, à l’occasion de son meurtre, est une crainte légitime.
Le groupe en psychodrame est un groupe ouvert et il fonctionne comme lieu de passage. Ouvert à de nouveaux participants, ouvert aussi pour qu’un par un, chacun le quitte, en son temps. Cette double ouverture est source de récits transfrontaliers, témoignage dans une diffraction du transfert, de son efficace. Ces singularités font de ce psychodrame une thérapie, non pas de groupe mais, une thérapie individuelle, favorisée par le groupe où le point idéal éclate, se déploie dans un potentiel de liens passés et avenirs.
Le travail d’analyse de la pratique avec des psychiatres ou des psychologues animant des groupes de psychodrame dans un service de psychiatrie ou en C.M.P, nous amène, avec le temps, à reconnaitre une forme de psychodrame riche dans ses effets: le psychodrame dans le cadre d’une consultation externe, en C.M.P. L’efficacité la plus déployée du psychodrame apparaît au-dedans/dehors de cette frontière hôpital consultation externe, Mais d’autres formes de psychodrames gardent toute leur pertinence pour des problématiques différentes. Cette mise au travail en petit groupe n’évite bien sûr pas les réhospitalisations, mais notre pratique, poursuivie depuis 25 ans, nous permet de dire que le psychodrame en réduit très sensiblement la fréquence. Le psychodrame nous aide à penser qu’une maladie supposée chronique peut aussi devenir, dans le décollement produit entre narcissisme de groupe, narcissisme prédateur et narcissisme de vie disponible à l’évènement, une déclosion humaine. L’humain, au sens de Paul Ricœur, dans sa proposition d’un temps qui ne devient pas humain sans sa modalité de temps raconté. Et parfois, temps représenté, joué, où le vacillement des clartés, par cette promenade, au sens de Richard Serra[vi], décompose l’énigme du récit.
Dr. J-Marc DE LOGIVIÈRE
* Relecture d’un texte publié dans « Hospitaliser ? » revue Psychiatries n° 148, 2007
[i] W.R. Bion Recherche sur les petits groupes PUF 2004 p VII
[ii] Pierre Henry Le journal de mes sons Ed Actes Sud 2004
[iii] Edgar A Poe Histoires extraordinaires Ed Folio classique p 253-273
[iv] Pierre Soulages in Gérard de Cortanze L’atelier intime Ed du Rocher 2006 p 54
[v] J.Marc de Logivière La place du psychodrame individuel comme relance dans les thérapies de « psychoses stabilisées ». Communication au congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française. 1978, et, J.Marc de Logivière : L’apport du psychodrame analytique à la lisière de la psychothérapie individuelle.Psychiatries.1979, 38 :p. 45-48
[vi] Richard Serra Promenade, Monumenta 2008 / Grand Palais
Quand la psychothérapie individuelle prend acte du psychodrame :
Du dernier à la troisième place du podium
J’ai reçu … lors d’un entretien. Il a neuf ans. Il est venu accompagné de sa mère.
Il est attentif, observateur, aime «dessiner et inventer». La demande maternelle était en lien avec des symptômes dépressifs de son fils: agressivité, difficulté à s’endormir, crise de larmes sans raison apparente, inhibitions.
Sa mère évoque la séparation d’avec son compagnon, il y a six ans.
… avait trois ans à cette époque. Il a peu de souvenirs et ne voit plus son père depuis le mois de décembre suite à un incident. Le père aurait tenté de faire du chantage affectif auprès de l’aîné pour en avoir la garde exclusive en tentant de mettre en porte à faux sa compagne. Il aurait demandé à l’aîné de faire une lettre pour confirmer le fait de cette garde. … ne comprend pas l’attitude de son père et s’est rallié à l’éloignement psychique de son frère aîné.
… entend des injonctions surmoïques, qui sont le produit de son ambivalence envers son père et sa mère. Il fait un dessin représentant un méchant et une gentille. Le méchant donne de mauvais conseils et la gentille donne la bonne voie à suivre. Je n’interprète pas cela. Sa mère intervient pour parler de «conscience».
Je lui propose de dessiner la maison dans laquelle il a vécu jusqu’à l’âge de trois ans pour élaborer des souvenirs contenants et de possibles images comme lieux d’émergence de souvenirs.
Le temps du dessin est l’occasion d’un dialogue avec la mère sur les lieux et les ambiances. Il se souvient de l’aîné qui s’était caché dans une grange, pendant longtemps, lors d’un jeu. Le père en colère aurait donné une claque à son fils. … est révolté contre cet acte du père qu’il ne comprend pas «c’était juste un jeu».
Par ailleurs, lors de l’entretien, il se qualifie souvent avec des signifiants le renvoyant à une place de «dernier».
Il dira «je suis le dernier, je suis nul.» Il se mortifie dans sa place de dernier de la fratrie en lien avec sa difficulté à garder un lien vivable avec son père. Il idéalise sa mère «c’est la première personne qui vous prend dans ses bras, c’est elle qui donne de l’amour».
A ce moment je tente une interprétation proposée comme une piste possible. Je lui demande combien ils sont dans sa fratrie. Il me répond qu’ils sont trois. «Un aîné de quinze ans, un cadet de onze ans, et lui qui a neuf ans.»
Je lui renvoie «qu’il n’est pas le dernier, mais le troisième». Passer du dernier au troisième, c’est un véritable passage. Temps qui restitue rétroactivement une place subjective dans l’axe synchronique et diachronique.
Il accepte cela avec un premier temps de surprise, et ensuite d’acquiescement. Sa mère intervient pour confirmer ce dire et ce changement de perspective «tu vois, tu n’es plus le dernier…tu es sur le podium. Il y a trois places.» Il y a un effet de substitution signifiante qui le déloge d’une place d’extériorité-intériorité venant confirmer un ensemble dont il s’excluait dans l’inclusion d’une place en étant «le dernier». Cela le destitue d’une place d’enfant-objet – situation dans laquelle il s’était réfugié malgré lui – l’inscrivant dans une temporalité générationnelle et mettant en forme, de manière plus apaisée, des effets du surmoi. Il repart en disant «je suis le troisième».
Lors du deuxième entretien, sa mère s’interroge sur ses crises de larmes à répétition.
Il dira à sa mère «qu’il pleure pour avoir ce qu’il veut.» Sa mère entend cela et accepte le fait que son fils tente de s’exprimer autrement que comme un bébé. Elle lui signifie qu’elle a entendu et que cela s’est entendu en présence d’un tiers.
Il élabore une demande pour s’adresser autrement à sa mère.
Par ailleurs, il se bat souvent avec ses frères, tentant de trouver son espace. Il a le sentiment qu’ils ne respectent pas son espace et ses objets.
Il évoque des signifiants en lien avec le fait de grandir «devenir grand» alors qu’il est physiquement grand pour son âge. Il souhaite devenir policier pour «protéger les plus faibles». Son discours est mature pour son âge. Il s’agit de maturation affective et non intellectuelle. Nous nous arrêtons sur ce signifiant «grandir».
Au troisième entretien, il est en mesure de venir seul et de parler en son nom.
Il y a ce lien avec le père que nous tentons de retisser. Il le décrit comme «quelqu’un regardant la télévision et ne supportant pas d’être dérangé, et disant «je n’ai rien à voir avec vous». De son père, il dit qu’il ne ressent rien pour lui et poursuit en disant «je ne l’aime pas … parce qu’il a donné une claque à son frère aîné».
Le père s’est déresponsabilisé de sa place de père par rapport à son dernier, le troisième. L’axe thérapeutique consiste à donner une chance au troisième pour qu’il trouve place et parole dans sa fratrie et puisse interroger son père sur ce qu’ils pourraient partager comme activité ensemble.
Au quatrième entretien, nous travaillons sur l’idée d’écrire une lettre à son père.
En effet, il se chamaille avec ses frères et le plus âgé lui aurait signifié dans une place d’aîné «tu n’as rien à te reprocher par rapport à la séparation des parents ce n’est pas ta faute».
Il semble que la lettre ait à faire son trajet pour le restituer dans un lien à son père, avec ses bons et mauvais aspects. D’ailleurs, celui que nous appellerons à présent C. dira qu’il a eu «un nouveau stylo pour sa rentrée qu’il n’a pas encore utilisé». Nous restons sur cette ponctuation.
C. dira que cela va mieux, qu’il dort mieux depuis qu’il est allé dans un étang où il a attrapé à l’instar de ses deux autres frères une grenouille.
C. dit ne plus faire de cauchemars mais, il s’inquiète de sa rentrée en CM1 avec une nouvelle institutrice. Cependant, C. a de nombreux amis et n’est pas isolé. C’est le lien au savoir et à la transmission qu’il s’agit de renouer autrement dans ce travail d’élaboration.
Entre place et espace à conquérir sur soi et par rapport aux autres, se crée un lieu-lien d’émergence d’une demande autre.
Laurent DE LOGIVIÈRE
Site : http://laurent-delogiviere.fr/
Textes de psychodramatistes présents à la bibliothèque de l’association :
ANZIEU, Didier, Le psychodrame analytique chez l’enfant et l’adolescent, PUF, 2004
CAIN Anne, Le psychodrame-Balint, Ed. La pensée sauvage. Coll. Corps et psychisme, 1994.
DE LOGIVIÈRE J-Marc Le psychodrame en thérapies bi et trifocales, Psychiatries n°148, AFPEP, 2007
GILLIBERT Jean, Le psychodrame de la psychanalyse, Seyssel , Champ Vallon, 1985
JEAMMET Philippe, KESTEMBERG Évelyne, Le psychodrame psychanalytique, Paris, PUF, 1987
KAUFMANN Pierre (Direction), texte le psychodrame, L’apport freudien, Éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, Bordas, 2003
KESTEMBERG Evelyne, KESTEMBERG Jean et DECOBERT Simone, La faim et le corps : Une étude psychanalytique de l’anorexie mentale, Paris, PUF, 5e éd. 2005
LEMOINE Gennie, LEMOINE Paul, Le psychodrame, Belgique, Éditions Universitaires Begedis, 1987, Coll. Émergences. Édition augmentée de « Le psychodrame » paru en 1972 chez R. Laffont
MATISSON Maurice-David, Le psychodrame, Ed. Universitaires, Paris, 1973
MONTFERMÉ Roland, A propos de l’élaboration d’un espace discursif en psychodrame : » à notre congrès de Rome en juin 1988, Roland MONTFERMÉ traitait déjà du passage du récit, entendu comme un miroir, au jeu en trois dimensions. » In De la représentation, page 156, GAUDÉ Serge, Editions Erès 1998
MORENO Jacob Levy, Psychothérapie de groupe et psychodrame, PUF, 1987
ROBINSON Bernard , Psychodrame et Psychanalyse – Jeux et théâtres de l’âme, De Boeck, 1998
SANCHEZ-VELEZ Françoise, Pour une psychanalyse désenclavée. La thérapie psychodramatique, Editions L’Harmattan 2013
SELZ Monique (à l’initiative de), Fenêtres sur le psychodrame
analytique, Le Coq-héron, n° 217, Éditions ERES, 2014
TOSQUELLES François Pratiques psychodramatiques et psychiatrie VII journées de l’association Espagnole de Psychodrame Empan n° spécial 1992